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tume européen avec le fez, et s’acquittait adroitement des achats de blé que son patron lui faisait faire dans le pays. Cyrille ne manquait pas une occasion de voir Kyriaki. Tous les jours il était sur son passage quand elle descendait au Danube. Y avait-il une noce dans la ville, il trouvait moyen de danser auprès d’elle toute la nuit. Il avait d’ailleurs de fréquens prétextes de se présenter chez le pope, avec qui Clician était en rapports suivis. Il en usait, et, sans parler d’amour à Popovitza, il avait clairement donné à voir qu’il prétendait à l’épouser. Popovitza le laissait faire. C’était en somme un honnête garçon, bien bâti, et aucune fillette n’avait fait fi de ses politesses.

Notre récit commence au mois d’avril 1854, au moment où les Russes se préparaient à envahir la Turquie. Le prince Gortchakof était à Bucharest et occupait la Valachie. L’armée russe venait de mettre le siège devant Silistrie. Omer-Pacha campait à Choumla avec le gros de l’armée turque et attendait les événemens. La guerre n’allait pas assez vite au gré du pope Eusèbe, qui conspirait résolument en faveur des Russes.

Il était nuit, Eusèbe venait de s’enfermer dans la pièce la plus reculée de la maison, celle où une petite lampe toujours allumée brûlait devant l’image de la Panagia. Avec lui se trouvaient le consul Kaun et le négociant Clician, tous deux alliés à ses projets. Kaun était un Prussien que les hasards d’une vie vagabonde avaient amené à Routchouk. Il y avait d’abord fait le commerce et gagné quelque argent. Il avait alors cherché, comme la plupart des marchands européens des villes turques, à se faire nommer consul, et avait obtenu ce titre d’un gouvernement lointain et complaisant. Dès que Kaun eut un galon d’or autour de sa casquette, au lieu de profiter de son influence pour étendre son commerce, il devint un politique ténébreux. Il lut Machiavel et n’eut plus qu’une idée fixe, supplanter le consul d’Autriche, qui était jusqu’alors le dominateur de Routchouk. Le consul d’Autriche s’étant montré favorable aux Turcs, Kaun s’était jeté avec ardeur dans le parti contraire, et il entretenait des correspondances avec les généraux russes campés en Valachie. C’était un homme bilieux, inquiet et méfiant. Il avait le visage dur, le front bas, les sourcils joints sur le nez, la barbe noire, épaisse et courte, le port assuré, la parole brève et rude.

Clician était le négociant fin, doucereux, prêt à tout, habile à se plier aux circonstances, méprisant les hommes avec une forme polie : profil de renard au bout d’une échine longue et souple. Certes Clician, comme beaucoup de Grecs, avait de bonnes raisons pour désirer se soustraire au pouvoir du sultan ; mais il y en avait une qu’il n’avouait qu’après boire à ses bons amis, et pour laquelle il était impatient de voir les Russes entrer en Bulgarie. Ayant obtenu, l’an-