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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/869

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— Soyez content du reste. Elle en mourra, je m’y connais, et vous pouvez m’en croire.

— Avec quels yeux avez-vous vu cela ?

— Avec les yeux d’une femme que ce spectacle intéressait. Croyez-vous donc qu’il me soit indifférent de voir qu’on vous aime et que vous aimiez ?

En disant ces mots, Aurélie avait quitté le ton léger qui lui était habituel, et une émotion qu’elle ne cherchait point à cacher faisait vibrer sa voix.

— Cela ne vous est pas indifférent ?… dit Henri. Est-ce que cela vous fait de la peine ou du plaisir ?

— Cela me fait plaisir, reprit Aurélie avec cet accent qui dément les paroles.

Ils se turent, s’abandonnant l’un et l’autre à leur pensée intérieure. Aurélie, cédant à l’entraînement d’un instant, mais surtout obéissant à la loyauté hautaine de sa nature, avait laissé voir le sentiment qui la dominait maintenant : elle était devenue jalouse de Popovitza. Le capitaine se trouvait étonné et comme embarrassé de cette sorte d’aveu. Ce n’est pas qu’il lui fût désagréable de voir la princesse amenée par la jalousie au point où il avait si longtemps cherché à la conduire ; mais, au moment où il découvrait l’empire qu’il avait pris sur le cœur d’Aurélie, il n’en ressentait point tout le plaisir qu’il en aurait attendu. Trop franc pour mentir sur ce sujet, il aimait mieux ne point parler. Ce fut donc avec une certaine brusquerie qu’il rompit cet entretien. Ils reprirent, en causant péniblement de choses indifférentes, le chemin de la maison du consul. Comme ils rentraient : — Je vois, dit Aurélie, qu’il ne fait pas bon à se jeter en travers de vos nouvelles amours. Vous ne voulez être ni son mari, ni son amant, disiez-vous ! Dans ce cas, mon ami, c’est demain qu’il faut que vous partiez d’ici ! demain, et pas plus tard !

Pendant les jours qui suivirent, le capitaine de Kératron agita successivement les desseins les plus divers. Il s’était installé de nouveau dans sa petite maison. Il passait encore l’après-midi chez Kaun au milieu des hôtes habituels du consul ; mais il se réservait les soirées et se retirait chez lui, prétextant qu’il devait écrire à ses amis pour leur donner des nouvelles de son rétablissement. Aurélie prétendait qu’il écrivait aux étoiles. Quelquefois Henri se demandait s’il n’était pas dupe de faux sentimens en essayant de résister au penchant qui le portait vers Popovitza. — Où vais-je chercher cette délicatesse ? se disait-il. Et n’est-ce point un sot rôle que je joue là en m’occupant ce soir à regarder couler le Danube, quand il y a près d’ici une belle fille qui pense sans doute à moi ? Je crois, Dieu me pardonne ! qu’Aurélie en rit sous cape. Et Kyriaki elle-même, est-elle