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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/892

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là que se réfugièrent les colons de la Nouvelle-Angleterre restés fidèles à la mère-patrie. Il en vint ainsi plus de 20,000. Depuis lors ce loyalisme, pour me servir du terme consacré, n’a fait qu’augmenter, et l’on en eut la preuve lors du voyage officiel du prince de Galles dans l’Amérique anglaise, voyage où l’enthousiaste réception d’Halifax contrasta d’une manière marquée avec la froideur du Bas-Canada et même de Terre-Neuve. La ville semblait transformée en un bosquet, chaque maison avait son illumination, ses transparens; pas une rue qui n’eût son arc-de-triomphe, quelques-unes même jusqu’à vingt et plus en enfilade, le tout, bien entendu, complètement aux frais des habitans. Ouvrait-on un journal, on n’y trouvait que l’éloge du prince, l’horoscope des splendeurs qui signaleraient son règne, l’histoire de ses premières années, etc. Les poètes indigènes épuisaient leur verve en acrostiches sur son nom; un hôtel se fut cru déshonoré si son portrait n’eût figuré au centre de chaque assiette, et dans les magasins rien ne se vendait qui n’eût été rebaptisé en son honneur. Donner à l’héritier du trône une haute idée du pays, c’était le but de tous, même des dames, fort préoccupées du souvenir que le prince emporterait d’elles, s’il les voyait échouer dans les complications de la révérence classique qui fait la gloire de la cour de Saint-James, mais dont le secret n’a pas franchi l’Atlantique. Bref, cette réception tranchait sur les fêtes officielles du même genre par l’expression d’un attachement véritablement exceptionnel, et peut-être cette vertu sera-t-elle plus utile à la Nouvelle-Ecosse qu’elle ne le pense elle-même.

Halifax offrait au prince de Galles des souvenirs de famille d’un intérêt particulier. C’était là qu’avait longtemps vécu, dans un exil peu déguisé, son grand-père, le duc de Kent, physionomie à part dans cette curieuse famille des George d’Angleterre, dont la vie intime a été si bien étudiée par Thackeray. Heureux comme un prince! disent bien des gens. La carrière du duc, pleine de troubles et d’épreuves, donna d’un bout à l’autre un démenti au proverbe. « Je suis venu au monde mal à propos, disait-il lui-même. C’était dans le sombre mois de novembre, et la cour était en deuil d’un de mes oncles, mort la veille. Je me suis parfois demandé si cette naissance malencontreuse n’était pas un présage de la vie qui m’était réservée. » Dès l’âge de dix-huit ans en effet, en punition de quelques écarts de jeunesse, le roi George III, son père, l’envoie vivre loin de lui, sur le continent, ne lui laissant à dépenser qu’une chétive somme d’une guinée et demie par semaine. Il veut revenir en Angleterre, on le lui défend. Au bout de cinq ans, il y rentre néanmoins sans autorisation; le roi refuse de le voir, et l’expédie dans les vingt-quatre heures à Gibraltar, puis de là au Ca-