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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/910

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s’élève des algues, des pierres et de l’eau courante; dans toutes les cavités apparaissent les crabes, à l’affût de leur proie et levant haut leurs pinces. Au loin, l’écume blanche des brisans forme autour du plateau de rochers une longue ceinture parallèle au cercle de l’horizon. Puis vient l’heure du flot : la zone des brisans se rétrécit sans cesse; à chaque nouvel assaut, l’écueil, envahi par toutes ses fissures, décroît en étendue; les couches d’algues, soulevées et flottantes, sont bientôt noyées sous la nappe verte qui se déroule en venant du large. Enfin les vagues engloutissent en entier le plateau de roches et la chaussée qui le traverse, puis elles assiègent le piédestal massif de la tour et viennent jeter leur écume jusque sur les colonnes du portique. Ainsi, selon les heures du flux et du reflux, le phare règne au loin sur sa base d’écueils, ou bien est réduit à une simple terrasse environnée de brisans; mais, quel que soit le niveau de la marée, son aspect est toujours d’une mélancolie solennelle. Qu’il domine les flots ou les roches noirâtres, il n’en reste pas moins isolé et comme retranché du continent, que l’on voit, dans le lointain, prolonger d’un côté ses dunes boisées, de l’autre ses falaises coupées à pic. Sans doute les hommes confinés dans la tour doivent regarder vers cette terre où sont restées leurs familles avec une intensité de désir semblable à celle des marins qui cherchent eux-mêmes à découvrir pendant les nuits d’orage l’étoile aimée de Cordouan. Par un beau temps, les gardiens peuvent encore tromper leur ennui en pochant dans les lagunes; mais quand la terre se cache derrière un voile de brouillards et que l’horizon se resserre autour d’eux, quand ils sont assiégés par la tempête, quand les coups de mer viennent ébranler leur tour et la couvrir de nappes immenses, quand le vent du large résonne et mugit dans l’édifice comme dans un gigantesque tuyau d’orgue, combien profonde doit être alors leur secrète horreur de cette mer qui les entoure et qui les garde, de cet infini qui leur laisse à peine un petit monde à part, si étroit, si limité, si rempli d’épouvante! La science, qui malheureusement les préoccupe si peu, pourrait seule leur faire aimer ce terrible séjour.

Le rocher qui porte le phare est peut-être un reste de cette île d’Antros dont parle Pomponius Mela; mais, dans tous les cas, on peut considérer comme certain que l’écueil de Cordouan se rattachait au continent dans les âges anté-historiques. Il est même probable qu’il faisait partie de cette chaîne de coteaux crayeux qui prend son origine en pleine Saintonge, et vient aujourd’hui se terminer entre Barzan et Talmont par de superbes falaises dominant la rive droite de la Gironde. Les flots de la mer et les eaux du fleuve, qui coulait alors beaucoup plus au sud, auraient sapé l’extrémité occidentale de la chaîne; mais il en subsisterait encore deux débris, les rochers