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de Barbe-Grise et ceux de Saint-Nicolas, gardant chacun l’un des rivages de la Pointe-de-Grave, exactement sur la ligne droite tirée des falaises de Talmont aux écueils de Cordouan. Quoi qu’il en soit, la tradition confirme partiellement cette hypothèse. Les paysans du Médoc racontent que du temps de leurs ancêtres ce rocher de Cordouan, recouvert aujourd’hui par les eaux de marée à 2 mètres 60 centimètres de hauteur moyenne, était une île véritable où l’on cultivait la vigne. Alors la passe qui sépare de la terre ferme les rochers de Cordouan était beaucoup moins large qu’elle ne l’est actuellement, et si l’on en croit la légende, il suffisait d’une tête de bœuf ou de cheval jetée au milieu du détroit pour permettre aux voyageurs de le franchir en deux bonds. Peut-être cette assertion doit-elle rappeler en langage figuré l’époque à laquelle un cavalier pouvait passer à gué le canal, qui de nos jours est devenu la Passe-de-Grave.

La tour, aussi bien que le rocher, appartient au domaine de la légende avant d’entrer dans celui de l’histoire. S’élevait-elle aux environs de cette ville de Noviomagus, que les archéologues construisent et démolissent à volonté, tantôt sur un point, tantôt sur un autre? A quelle époque et par quel souverain le premier fanal fut-il construit? Quelle est l’origine de cette appellation? De hardis étymologistes prétendent résolument que le nom de Cordouan est dérivé de celui des habitans de Cordoue, qui expédiaient des cuirs à l’armée d’Abdérame avant la bataille de Poitiers; d’autres moins audacieux, se contentent d’expliquer le nom du phare par le cor du gardien qu’y aurait placé Louis le Débonnaire; mais rien ne prouve que les Maures ou les césars carlovingiens se soient occupés d’éclairer l’entrée de la Gironde. La première mention que l’histoire fournisse au sujet de Cordouan est une charte de 1409, attribuant au Prince Noir l’honneur d’avoir élevé le phare. Lorsque l’ingénieur Teulère répara la tour en 1788, il découvrit en effet parmi les fondations du terre-plein quelques murailles très anciennes et des réduits étroits qui lui semblèrent dater de la domination anglaise. C’est donc probablement aux ancêtres de ceux qui ont érigé depuis le beau phare d’Eddystone qu’on devrait aussi le premier fanal de Cordouan.

La construction de la tour actuelle commença en 1584, et l’ingénieur qui la bâtit et rendit ainsi un service des plus considérables au port de Bordeaux fut ce même Louis de Foix qui avait tant fait cinq années auparavant pour le port de Bayonne en lui ramenant son fleuve, égaré dans un nouveau lit. L’architecte de Cordouan, évidemment épris de son art, oublia qu’il élevait sa tour au milieu des flots solitaires, et déploya dans la construction et l’ornementation de l’édifice autant de magnificence que s’il l’eût érigé dans une cité populeuse : la muraille épaisse de la terrasse chargée de soute-