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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/951

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c’est l’inexorable rigueur d’une politique transportant des milliers de familles polonaises au fond de la Russie, peuplant la Sibérie et l’armée du Caucase. Cette intensité de persécution personnelle n’est rien encore pourtant, ou plutôt ce n’est que la partie dramatique et la plus saisissante de ce régime. Ce qui est plus frappant ou du moins plus caractéristique, c’est cette situation prolongée pendant vingt-cinq ans d’un pays systématiquement dissous en quelque sorte dans son organisme, réduit à ne pouvoir ni remuer, ni s’occuper de ses intérêts, ni rechercher le plus simple progrès moral ou matériel, ni s’instruire, ni même apprendre sa langue sans être soupçonné de sédition, et étouffant dans l’obscurité transformée en régime normal. A qui la faute ? On peut choisir. Ce fut peut-être uniquement la faute de ce corps opaque interceptant toute communication entre le pays et la couronne, et que le marquis Wielopolski appelle « le gouvernement militaire, » qu’il appelle aussi un « gouvernement improductif. » Improductif, il l’était sûrement en bienfaits sociaux; mais en même temps il produisait l’irritation, la haine, le découragement, une défiance incurable, la démoralisation et l’ignorance, — une ignorance telle que récemment, lorsqu’on a voulu refaire l’université et restaurer les études, il a fallu réduire l’examen classique à l’explication des livres les plus élémentaires dans un pays où il y a moins d’un siècle la langue latine était la langue de la politique et de la diplomatie !

Nul n’a tracé peut-être d’un trait plus net et plus accusateur ce sombre tableau que le marquis Wielopolski lui-même dans cette brochure, qui n’a été à l’origine, croit-on, qu’un rapport présenté à l’empereur actuel, et où l’auteur, en vrai théoricien constitutionnel, sans doute aussi pour ne pas trop effaroucher, fait une distinction si subtile entre la couronne et « le gouvernement militaire. » C’est assurément une triste peinture. « Toute cette période de l’histoire du royaume sous une administration purement militaire, dit aujourd’hui le marquis, est féconde en préjudices sociaux. Des conditions impropres et un faux système de gouvernement ont appauvri la lumière et détruit la richesse du pays sans dénationaliser personne... Mais le tiraillement dans cette lutte a eu de fatales conséquences : la considération et le respect de la loi sont allés en décadence, car cette loi était devenue le privilège du plus fort et du plus riche. Une affreuse démoralisation dans les sphères officielles, la corruption, le népotisme, la protection accordée aux favoris, ont miné l’idée même de l’autorité. La société ne voyait pas dans un fonctionnaire un citoyen chargé du bien public, mais un homme fort pour protéger ou pour nuire, au point qu’il arriva que chez nous on cessa de croire qu’une affaire quelconque, fût-ce la plus honnête,