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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/952

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put trouver accès auprès des autorités gouvernementales sans qu’on fût obligé d’acheter la protection des hommes de qui tout dépendait. » Et ailleurs encore : « Les restrictions enfermèrent la société dans un cercle fatal, au point qu’il ne lui arrivait plus que de sourdes nouvelles sur le progrès et que la seule recherche de la lumière devint une conspiration... Il n’était pas permis au citoyen d’envoyer son fils à l’étranger pour y faire ses études, et si quelqu’un éludait la vigilance de la police et des autorités militaires, il brisait la carrière de son propre enfant, et lui-même était alors dans la crainte continuelle de la vengeance. Alors survenait la brigade de gendarmerie qui se faisait une ferme de bon revenu en préservant du châtiment le citoyen pris en flagrant délit d’illégalité. Le passeport à l’étranger devint un trésor enchanté, car il permettait de voir une pleine lumière, quelquefois d’embrasser un frère exilé, de respirer un air frais après avoir été longtemps suffoqué dans cette atmosphère de crainte... » Il en résultait une société tout à la fois détournée d’un développement pratique, paralysée dans l’essor régulier et légitime de son intelligence et de ses intérêts, rejetée dans une oisiveté corruptrice et accessible aux suggestions les plus anarchiques.

Qu’il y eût des conspirations, cela est bien certain; mais elles n’étaient que l’écho de la souffrance universelle de la nation, et après tout « aucun des accusés et des condamnés n’était plus coupable que le citoyen qui restait chez lui et qui avait l’air tranquille. » Et en effet la conspiration n’était ici qu’une légère aggravation; le crime était d’exister, de persister. « Pendant les quinze ans qui ont précédé l’insurrection de 1830, dit le marquis Wielopolski, notre société a prouvé qu’elle avait un organisme jeune, renouvelé et sain, et qu’elle possédait d’immenses ressources vitales pour une existence indépendante. » Là étaient le crime, le danger toujours possibles. Aussi dès ce moment la politique russe en Pologne devint-elle comme un immense réseau s’étendant sur le pays, arrêtant tout mouvement, réprimant chaque pulsation, gênant le moindre effort individuel, ne laissant rien passer, autant qu’on le pouvait du moins, et c’est l’histoire de vingt-cinq ans!

Vivre à travers tout cependant, revenir de la grande défaite de 1831, échapper aux mailles obscures de ce réseau si violemment tendu sur la société tout entière, tirer parti des circonstances, c’était donc là le problème qui naissait de cette situation, problème redoutable pour la nation, épreuve décisive pour les caractères, pour les hommes réduits à puiser dans leur instinct ou dans le recueillement intérieur une inspiration, une règle. Le comte André Zamoyski, comme le marquis Wielopolski, fut un de ceux qui n’é-