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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/968

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royaume les anciennes provinces polonaises. Alors, bien que les illusions eussent déjà singulièrement diminué, cette tentative avait du moins encore peut-être quelque chance. Tout a changé prodigieusement. Entre cette époque et la nôtre, il y a le règne de l’empereur Nicolas, vingt-cinq ans de cette compression sans limites que je décrivais, toute une période pendant laquelle le sentiment national s’est exalté par la souffrance, et c’est le marquis Wielopolski lui-même qui dit que ce terrible régime a créé une incurable défiance de tout ce qui vient des autorités russes, défiance que n’a pas affaiblie à coup sûr ce que l’empereur Alexandre II a dit quelquefois aux Polonais : « Pas de rêverie! ce que mon père a fait est bien fait. » C’est donc dans des conditions aggravées, compromises, altérées, que se produit cette tentative, devenue d’autant plus difficile, fût-elle sincère et sérieuse, que contre elle se relèvent et les souvenirs d’un passé trop récent pour être oublié, et les défiances nées de ce passé, et les instincts nationaux mûris dans le silence douloureux d’une vie comprimée. C’est là une difficulté contre laquelle le marquis Wielopolski a toujours à lutter, et elle se manifeste à chaque instant sous toutes les formes.

Il y en a une autre qui tient à cette étrange nature, composée surtout de force, de dédain, de calcul, et placée en face d’une situation morale sur laquelle elle n’a en quelque sorte aucune prise. Qu’on y songe bien en effet : on est ici en présence d’une nation qui a passé sa vie depuis un siècle à se débattre contre l’impossible, à déjouer toutes les combinaisons, et chez qui la politique a tendu pendant longtemps à supprimer l’instruction, le développement supérieur de l’intelligence, la lumière. Que reste-t-il ? Le sentiment, l’instinct, d’autant plus puissant, d’autant plus irrésistible chez une race comme la race slave, naturellement portée à la rêverie, à un certain mysticisme. L’instinct alors s’exalte par la souffrance, son unique aliment; il devient d’une susceptibilité douloureuse. Il en résulte une éducation toute nouvelle, entièrement spontanée, faite dans le silence par le malheur et le désespoir. Que ce soit la faiblesse d’une société, c’est aussi la force intime, insaisissable, par laquelle on la voit se défendre. C’est ce qui est apparu dans les manifestations de 1861, dans cette adresse des ouvriers de Varsovie qui parlait naturellement le langage d’une naïve et sombre mysticité. Tout est inspiration et sentiment. D’où est venue cette idée de deuil pris par tout un peuple, si ce n’est de là? Qui a eu cette idée, devenue immédiatement une réalité? Vous y chercherez des mots d’ordre, des contraintes, des menaces d’associations inconnues : les chefs de secte ne s’emparent pas de tout un peuple. Pour agir sur une telle nation, il faut sentir, comprendre du moins ce qu’elle sent, ce qui