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Si du sujet nous passons à l’exécution de l’ouvrage, nous n’aurons qu’à louer. M. Charles Gleyre est sévère pour lui-même. Les tableaux qu’il nous a donnés jusqu’ici, fortement conçus, longuement médités, conduits avec une science et une précision qui ne laissent que rarement prise à la critique, sont de ceux que l’on peut voir et revoir en trouvant chaque fois de nouveaux sujets d’étude, de nouveaux motifs d’admiration. La disposition de cet ouvrage est l’une des plus heureuses que je connaisse : c’est une de ces compositions que l’on peut dire inspirées, tant elles sont naturelles et spontanées. Je suis loin de vouloir dire par là que le tableau de M. Gleyre sente en quoi que ce soit l’improvisation. Bien au contraire, c’est une œuvre mûrie, dans laquelle rien n’a été laissé au hasard, où tout est étudié, voulu, motivé, et aussi où tout se comprend. Une pareille simplicité, loin d’être le fruit hâtif de l’improvisation, est le but suprême que l’artiste doit se proposer. Ce n’est jamais du premier coup ni sans de grands efforts qu’on l’atteint. Je n’ai jamais mieux compris que devant ce tableau tout ce que la conscience ajoute au talent, et ce n’est que par un travail soutenu que l’on peut accomplir une œuvre pareille; mais les trois personnages qui forment cette composition ont dû apparaître à l’artiste, en un jour heureux, tels à peu près qu’il nous les montre aujourd’hui, et au milieu des détails d’exécution qui auraient pu amener quelque oubli, il a su conserver intactes toute la fraîcheur et l’impression premières. De ces trois personnages, l’Hercule est celui qui soulèvera peut-être le plus de controverses et d’objections. Cette figure jeune et puissante est sans doute d’une grande beauté. Sa musculature est étudiée avec un soin et une précision, elle est rendue avec une force et une netteté qui prouvent que M. Gleyre possède une science anatomique que l’on ne contestera pas. Le sens et la valeur d’une figure nue résident, je le sais, plus encore dans l’ensemble que dans les traits du visage et que dans l’expression de la physionomie. Hercule est là pour représenter la force vaincue, et son attitude, toute sa personne expriment clairement cette idée. Je sens également qu’il est nécessaire de le montrer avili pour motiver ce sourire d’Omphale où la pitié se mêle au dédain, et pour que l’intérêt ne se détourne pas de la figure principale du tableau; mais cette dégradation momentanée du héros devait-elle voiler à ce point sa nature presque divine? Je ne sens pas assez qu’il brisera ses liens et qu’il retrouvera sa vertu. Des légendes, relativement modernes, ont sans doute fait d’Hercule un coureur d’aventures, grand buveur, grand mangeur, ne cherchant que querelles et abusant de sa force à tout propos. Cependant, d’après les traditions homériques, le fils de Jupiter est au contraire l’une des créations les plus nobles et les plus poétiques de l’antiquité. C’est un génie bienfaisant, à la fois guerrier et civilisateur, qui fait tourner la haine que lui porte Junon au bien de l’humanité. Son séjour chez Omphale est, il est vrai, une des mauvaises pages de son histoire ; mais j’aurais désiré que le type et l’expression de son visage rappelassent