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à ce point. Je me bornai à le remercier de s’être rendu à mon appel. En ce moment, une ombre passa sur son visage, et Singauding, qui avait l’œil sur lui, me parut un peu plus pâle qu’il ne l’était d’ordinaire.

Ce dernier revint le lendemain, accompagné de Dingun, qui, seul parmi les Kayans, parlait le patois malais, la vraie « langue franque » de ces parages. Il l’amenait pour nous servir d’interprète, ayant, disait-il, d’importantes communications à me faire ; elles se réduisaient en somme à ceci : le Serpent, — c’était le surnom populaire de Kum-Lia, — paraissait indisposé contre moi. Or le Serpent connaissait mieux que personne l’art de se venger, et il avait une puissante auxiliaire dans sa mère, la vieille Indak, familière avec toutes les pratiques de sorcellerie. Indak, docteur femelle ou burich, était en communication fréquente avec les esprits. On la voyait alors, se tordant en convulsions affreuses, pousser des cris inarticulés et proférer des imprécations dans une langue inconnue. On s’adressait à elle pour retrouver les objets volés ; elle composait des charmes et des philtres à l’usage des « malades d’amour, » et les signes mystérieux qu’elle traçait sur un morceau de papier, si on le déposait ensuite sous la natte destinée au sommeil, pouvaient modifier complètement les affections de la personne qui venait y dormir. Enfin on l’accusait d’avoir servi la jalousie de Si-Obong, la femme de Tamawan, et d’avoir fait périr une rivale que celle-ci jugeait dangereuse en façonnant une image de cire qu’elle exposait chaque matin devant un feu doux. À mesure que l’effigie s’en allait fondant, la jeune Lia, la rivale condamnée, de plus en plus pâle, de plus en plus fiévreuse, languissait et se fondait elle aussi… Ainsi parlait Singauding sans m’effrayer beaucoup, comme on peut aisément l’imaginer. Je l’écoutais d’une oreille distraite, et, debout sur la dunette du navire, je m’amusais à contempler une centaine de femmes et d’enfans qui s’ébattaient, prenant leur bain matinal, à quelques cents mètres de nous, dans les eaux limpides du Baram.

Singauding s’affligeait évidemment de mon scepticisme et de la tranquillité où me laissaient ses charitables avertissemens. Il insista, toujours par l’entremise de Dingun, sur les dangers que l’inimitié du Serpent pouvait me faire courir. Nul ne lançait mieux, à l’aide de la sarbacane (sumpitan), ces petites flèches trempées dans un venin subtil, dont la blessure fait à peine jaillir une goutte de sang, mais qui infiltrent dans les veines un narcotique presque toujours mortel quand on cède à son influence[1]. Nul ne savait mieux extraire

  1. Les sumpitans sont en bois très dur, d’une teinte rouge foncé. À une des extrémités est un fer de lance mobile, fixé avec des bandelettes de rotin ; à l’autre se trouve un point de mire en fer. Les flèches sont enfermées dans des boîtes de bambou sculpté. Ce sont des baguettes de bois commun avec des pointes de bambou. Le poison lui-même offre l’aspect d’une gomme transparente, d’un brun doré. Plongée dans l’eau chauffée à 150 degrés, cette gomme commence à fondre immédiatement ; mais en la retirant et en la plaçant sur la flamme d’une bougie allumée, elle reprend sa consistance première, sans aucune altération. Cette substance provient de l’arbre upas ; mais les indigènes signalaient, comme plus vénéneux encore, le suc d’une plante grimpante dont M. Spenser Saint-John ne donne pas le nom.