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de la plante tuba ces sucs vénéneux employés par les pêcheurs dayaks pour dépeupler les rivières, et que le suicide, le meurtre même font servir fréquemment à leurs sinistres projets. Ces menaces plus directes me transportaient sur le terrain des réalités, et, sans m’émouvoir trop vivement, me donnaient quelque peu à penser, lorsque, du groupe des baigneuses tatouées, partirent des cris déchirans. Buai !… Buai !… répétaient-elles, nageant en désordre vers le rivage. Tout ignorant que je fusse de l’idiome kayan, je reconnus le nom que nos gens de Sarawak donnent à l’alligator… Nukal ! (frappez !) Itih ! (tuez !)… Apih nyen-doh ! (il a pris la jeune fille !)… Ainsi se succédaient de seconde en seconde ces clameurs précipitées. Singauding et Dingun promenaient sur le fleuve des regards avides. Ils eurent bientôt découvert la cause de tout ce tumulte : une jeune fille ou plutôt une enfant de huit à neuf ans, saisie à l’improviste sur le bord de l’eau, où elle lavait ses pieds, par un de ces crocodiles qui infestent le Baram, criait et se débattait, rapidement entraînée. Le monstre la tenait par la jambe, et, sans la dévorer immédiatement, l’emportait dans ces fourrés épineux où ces animaux aiment à déposer leur proie, et qui parfois la recèlent intacte pendant deux ou trois jours de suite.

L’instant d’après, les cris cessèrent. Un homme, le kriss aux dents, venait de se jeter, à la nage et hardiment poursuivait l’alligator.

— Kum-Lia ! s’écria Dingun.

Nipa (le Serpent !) reprit Singauding… Ikah anak doh ! (c’est sa fille !)

Rien ne peut rendre l’émotion de cette scène. Kum-Lia, venant à joindre l’alligator, pouvait à la rigueur, en l’aveuglant à coups de poignard, le forcer à lâcher prise ; mais au moindre bruit d’alarme le crocodile plongeait, et tout était dit… Ce fut malheureusement ce qui arriva. Soit que le père au désespoir eût poussé quelque cri involontaire, soit que ses bras vigoureux eussent trop vivement écarté l’onde, on vit tout à coup disparaître le buste de l’enfant, et ses cris désespérés s’éteignirent sous le flot…

Tout aussitôt Kum-Lia cessa de nager ; il comprenait bien que ses efforts seraient désormais inutiles. Nous le vîmes, étendu sur le dos et se laissant dériver du côté de la rive opposée, émerger ensuite