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le monde. Soit ! à quelle démocratie cependant ? Est-ce à celle qui abdique devant la théorie de la souveraineté du but les droits les plus précieux de l’homme et du citoyen ? est-ce à celle qui, jalouse, défiante, injurieuse envers les libéraux de toutes les nuances, s’accommode seulement de la dictature ? est-ce à celle qui peut accepter tous les jougs, excepté le joug léger du Seigneur, hardie contre Dieu seul, selon la parole du poète, et docile en tout le reste ? J’entends Giboyer vanter beaucoup l’égalité, que personne ne menace ; mais de la liberté, que les plus honnêtes gens peuvent aimer et pour laquelle tant de vrais démocrates ont souffert, il ne paraît guère se mettre en peine. Soyons juste pourtant, il la défend avec courage contre les légitimistes, et si cette comédie n’était datée de nos jours, qui ne croirait que les légitimistes viennent de réduire Giboyer en servitude ? J’avoue qu’en songeant à notre histoire depuis soixante ans, à l’état présent de l’Europe et à son avenir probable, je ne puis entendre ce nom de démocrate sans une émotion profonde. Ce n’est pas seulement parce qu’il a été porté par quelques-uns de nos meilleurs citoyens, et qu’aujourd’hui beaucoup d’honnêtes gens, qu’on n’est guère tenté de confondre avec Giboyer, le revendiquent et s’en honorent ; c’est encore et surtout parce que ce nom pèsera de plus en plus dans les affaires humaines. On a beau recueillir en effet tous les indices favorables à la durée des monarchies, on a beau féliciter ingénument les peuples de leurs sentimens monarchiques : lorsque après avoir donné congé à un roi ils ont la bonté d’en élire un autre, on ne peut guère se faire illusion sur le courant, inégalement rapide, mais partout reconnaissable, qui emporte vers la démocratie toutes les sociétés contemporaines. Comment donc parler avec indifférence de cette démocratie à laquelle semble livré l’avenir ? Comment ne pas observer ses instincts avec une attention mêlée d’inquiétude, comme on épie les premiers sentimens et les premières paroles d’un- jeune prince destiné à régner sur un vaste empire ? Que veut-elle et que nous prépare-t-elle ? Vivrons-nous sous son drapeau en citoyens libres ou en sujets asservis ? Commence-t-elle à comprendre la liberté véritable, ou bien ne poursuit-elle qu’un changement de mots et d’étiquette, une révolution dans le dictionnaire ? Satisfaite d’avoir brisé tout pouvoir qui vient de Dieu, nous ordonnera-t-elle de courber le front sous toute autorité, même la plus oppressive, exercée au nom de la multitude ? N’en veut-elle qu’à l’inscription autrefois gravée sur les chaînes dont on chargeait les peuples, et non à ces chaînes elles-mêmes toujours prêtes à retomber sur des mains imprudentes ? A-t-elle la noble ambition d’enseigner réellement aux nations à se gouverner elles-mêmes, et veut-elle souffrir qu’on emploie pour cela les seuls moyens connus dans le monde, ou veut-elle au contraire se