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obligée sur une si triste situation existent donc. Dans le seul département de la Seine-Inférieure, cent mille ouvriers, cent mille gagne-pain, c’est-à-dire deux cent ou peut-être trois cent mille personnes, sont et seront pendant plusieurs mois réduites à l’indigence absolue. « On peut se figurer, écrit le digne archevêque de Rouen, la multitude d’hommes et de familles entières privés ainsi de leurs moyens d’existence, quand on pense que, d’après un rapport officiel publié naguère, notre département occupe à lui seul plus du quart du nombre total des broches employées en France pour la filature du coton. Faut-il donc s’étonner de voir le jour et la nuit nos campagnes sillonnées par des troupes d’infortunes qui vont demandant de ferme en ferme du pain et un abri, de voir nos stations de chemin de fer assiégées par de pauvres enfans implorant la pitié du voyageur, et de lire les ravages de la faim et du froid sur les visages hâves et amaigris des malheureux qui errent autour des villes ? Mais ce que le public ne peut apercevoir, ce qui ne se montre pas, ce qui n’en est que plus poignant, c’est le dénûment, c’est la misère, ce sont les anxiétés des familles clouées dans leurs tristes réduits par des parens infirmes, par des enfans en bas âge ou par la honte de mendier. Tout cela est devant nos yeux comme devant les yeux de Dieu, et tout cela remplit l’âme d’une immense amertume. »

Eh bien ! tout cela, — l’aurait-on cru au temps où la pressé n’avait point été engourdie par une longue privation de la liberté ? — tout cela n’est point connu encore de la France entière. Un seul journal de Paris a prêté une publicité assidue à ce douloureux malheur. Qu’un grand de ce monde tombe malade, et aussitôt les journaux répètent à l’envi des bulletins qui s’adressent bien plus à l’oisive curiosité qu’à la véritable sympathie, et toutes les feuilles de France ne sont pas à la recherche et ne sont pas remplies des bulletins de la maladie du chômage qui fait souffrir la faim et le froid à tant de milliers d’hommes ! Que Dervisch-Pacha entre dans le Monténégro pour y construire des blockhaus, que M. de La Tour-d’Auvergne rende une visite de Noël au roi François II, que M. de Bismark reçoive une députation organisée par le parti de la croix, que le général Prim réponde au général Concha ou le général Concha au général Prim, tous les télégraphes de l’Europe sont en mouvement, les journaux se hâtent de nous instruire de ces frivolités ; mais de ce qui se passe à trente lieues de Paris, des métiers qui cessent de battre, des vallées normandes où l’ouvrier inscrit au chômage va arracher l’herbe pour faire sa bouillie, pas de nouvelles ! Lazare est au seuil, attendant quelques miettes ; mais la France, qui cependant n’est pas le mauvais riche, la France n’y prend pas garde. À qui la faute ? À ses serviteurs, qui ne l’avertissent pas avec assez de zèle et d’énergie, car que devrions-nous être, nous tous qui sommes chargés de mettre nos concitoyens en communication les uns avec les autres, si ce n’est les serviteurs vigilans et prévenans de notre pays ?

Mais cette triste inertie nous inspire plus de chagrin que d’irritation.