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se flatter que regarder le vrai comme l’inséparable camarade du beau. L’harmonie des choses est loin d’être aussi parfaite que le voudrait notre raison, et les secrets de l’art peuvent être mis au service de l’erreur. La littérature n’est donc pas uniquement à nos yeux du ressort du goût. Quand elle a plu, tout n’est pas dit. On admire les chefs-d’œuvre, mais on peut les craindre. Les Provinciales et Tartuffe pouvaient paraître au comte de Maistre des productions achevées, mais non certes de bonnes œuvres. Je ne conteste pas le génie de Lucrèce dans le poème de la Nature ni celui de Bossuet dans la Politique tirée de l’Écriture sainte ; mais je n’attends aucun bien de l’un ni de l’autre ouvrage, et c’est l’effet de leurs écrits que nous voudrions rappeler à la conscience attentive des écrivains.

On n’a pas de peine à deviner ce qui nous inquiète. On sait de reste, dans quelle voie nous voudrions voir marcher l’opinion générale, et comme il dépend de la littérature de l’y pousser ou de l’en détourner, c’est à ce point de vue qu’elle nous paraît surtout mériter estime ou blâme. Aimer la vérité jusqu’à se dévouer pour elle, tel nous semble le premier devoir de l’esprit. De là naît la règle morale de la littérature. Celle que nous redoutons le plus est celle qui rend sceptique.

Il ne faut pas une grande pénétration pour apercevoir que les progrès du scepticisme en matière de principes généraux nous alarment surtout par les effets qu’il peut avoir sur l’esprit de liberté. Nous ne faisons nulle difficulté d’avouer que c’est toujours l’intérêt de la politique libérale qui nous tient au cœur. Nous n’ouvrons pas un livre sans nous demander s’il rendra ses lecteurs meilleurs citoyens. Tout ouvrage qui égare, énerve ou distrait le patriotisme de 89 est aujourd’hui un livre dangereux. Les mauvais esprits sont ceux qui, volontairement ou sans le vouloir, prêchent ou secondent la réaction, ceux qui fraieraient la voie à l’absolutisme en propageant le doute et l’indifférence. Dans notre opinion, nos maux nous sont moins venus des mauvaises doctrines que de l’absence de doctrines ; les incertains et les timides ont été plus funestes que les téméraires. C’est par les premiers surtout que s’est produite peu à peu cette faiblesse des intelligences et cette froideur des âmes qui ont permis les disgrâces de la liberté et qui s’arment ensuite contre elle de ces disgrâces mêmes. C’est à ce point de vue que nous nous plaçons et que nous voudrions voir tous les écrivains se placer avec nous. Ils devraient toujours, ce semble, en prenant la plume, se faire cette question : Où en sont les courages ?