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— Oui, et d’autant plus que j’en suis moi-même un exemple. Seulement j’ai eu le bonheur assez rare de connaître l’homme dont l’âme s’est mêlée à la mienne. Il y a quelques années, par un événement que je vous raconterai tout à l’heure, j’ai dû habiter une maison de santé.

Ernest et Clémentine eurent un même mouvement.

— Ah ! oui, fit Roger avec un accent de raillerie qui les déconcerta, je vois ce que vous pensez. Vous vous dites : « Enfin ! et c’est lui-même qui l’avoue... » Pourquoi ne l’avouerais-je pas? Les fous qui ont peur de le redevenir se cachent seuls comme d’une honte du malheur de l’avoir été. Je suis bien au-dessus de ces misères... Eh bien! le second médecin de cette maison de santé était à peu près de mon âge. Nous avions quelque peu de la physionomie l’un de l’autre et une grande concordance de goûts. J’ai toujours été très porté vers les études psychologiques, et il s’en occupait beaucoup. Pendant ma convalescence, je m’y livrais, et il m’aidait de ses conseils. Depuis longtemps il était souffrant. Il mourut. A partir de sa mort, j’acquis une extrême pénétration. Les problèmes qui avaient été insolubles pour moi cessèrent de l’être, et je parvins à la découverte très importante dont je viens de vous entretenir.

— Monsieur, répondit Ernest, qui commençait à craindre que Roger n’eût plus rien d’intéressant à dire, votre découverte a sa valeur; mais il est tard, et je ne vois pas quel rapport il y a entre elle et ce dont vous aviez à nous instruire.

— Il y en a un très grand, et vous le saisirez dans le récit que je vais vous faire à l’instant. Permettez-moi seulement d’ajouter un dernier mot au sujet de mon système. Afin d’être mieux compris, j’ai dû choisir dans la vie publique les exemples que je vous ai cités; mais le même phénomène a lieu d’une manière tout aussi absolue dans la vie privée. C’est à compter du moment où s’opère la fusion de notre âme avec une âme étrangère que notre individualité, indécise jusque-là, se dessine nettement, et que parmi les différentes routes de la vie nous en adoptons une dont nous ne dévions plus. Il s’ensuit une conséquence réellement étrange. La fusion des âmes qu’a facilitée une certaine ressemblance physique et morale entre le mort et le vivant rend cette ressemblance de visage et de caractère plus intime chaque jour. Quand surtout le vivant est le plus jeune, dès que la distance d’âge qui le séparait du mort a été franchie, l’identité s’établit entre lui et le mort. Parfois enfin, en supposant qu’ils appartiennent aux mêmes sphères sociales, la destinée du vivant a d’exactes analogies avec celle du mort telle qu’elle s’est accomplie durant le nombre d’années dont il précédait dans la vie son Sosie posthume, et qui furent ses dernières sur cette terre.