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a singulièrement servi à envenimer cette crise, c’est la publication, dans le journal officiel de Varsovie, d’un article qui représentait en vérité cette opération du recrutement comme une scène d’Arcadie. « Le 15 courant, disait ce journal, de une heure à huit heures du matin, le recrutement s’est effectué à Varsovie dans un ordre parfait. On n’a rencontré aucune résistance, même isolée, et depuis trente ans il n’y a pas d’exemple que les recrues aient montré tant d’empressement et de bonne volonté. » Les conscrits, au dire du journal, montraient même de la gaité et de la satisfaction d’aller se former à l’école d’ordre que leur ouvrait le service militaire.

C’était un peu trop mêler l’ironie à la violence de l’acte. C’est là justement ce qui a comblé la mesure et a fait naître une pensée de protestation chez tous ces malheureux ; c’est ce qui a provoqué les proclamations adressées au pays par le comité du parti d’action. Alors, et non dans le premier moment, ont commencé les résistances, les évasions de bandes assez nombreuses de jeunes gens, les conflits partiels, les violences isolées même, et en un mot cette agitation qui s’est rapidement propagée dans les provinces. Une chose néanmoins reste encore singulièrement énigmatique. Comment se fait-il que le journal officiel de Saint-Pétersbourg ait pu parler d’une insurrection, de combats sanglans qui auraient eu lieu à Varsovie, lorsque, par le fait, aucun conflit sérieux ne paraît avoir éclaté dans cette ville ? Ici commence le domaine des conjectures. Il en est une aujourd’hui fort accréditée à Berlin, et qui serait au moins étrange : c’est que ce serait de Berlin même que la nouvelle de l’insurrection de Varsovie serait parvenue à Pétersbourg sous prétexte de la rupture des lignes télégraphiques en Pologne, que le cabinet prussien ne serait point étranger à cette communication, et que M. de Bismark, saisissant l’occasion aux cheveux, se serait servi de la nouvelle imaginée ou trop facilement accueillie par lui pour raffermir dans ses velléités semi-absolutistes le roi Guillaume de Prusse, qui semblait un moment hésiter devant l’attitude de la chambre prussienne. S’il en était ainsi, le marquis Wielopolski aurait trouvé en M. de Bismark un terrible auxiliaire, et la Russie un dangereux ennemi.

Quoi qu’il en soit, il est trop vrai que l’exaspération produite par le recrutement a fait son œuvre, que les excitations des partis ardens ont trouvé des âmes trop préparées, et que, sans avoir la portée qu’on leur prête en les représentant comme une insurrection fortement organisée, les événemens de Pologne ont du moins cette gravité de toute tentative de résistance qui ne peut amener que des répressions nouvelles et accumuler les désastres individuels, les angoisses, sans ouvrir aucune issue, sans changer la situation des choses. Le difficile en de tels momens est de faire prévaloir un mot de prévoyance et de modération. C’est une folie en effet, dira-t-on, de la part de ces jeunes Polonais, d’être allés se heurter encore une fois contre la puissance russe, de se jeter dans des révoltes partielles et inutiles. Oui, sans doute, c’est une folie ; mais aussi comprenez bien cette