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cruelle alternative, et demandez-vous ce qu’on eût dit si les Polonais s’étaient résignés sans murmure au recrutement, s’ils eussent réalisé l’idéal de soumission tracé complaisamment par le journal officiel de Varsovie. On aurait dit ce qu’on a dit plus d’une fois : « Vous le voyez, la Pologne est satisfaite, elle ne demande plus rien, elle ne se plaint pas, il n’y a plus de question polonaise. » C’est ainsi que ce malheureux pays se trouve à chaque instant placé entre le suicide et une folie. Est-ce là le signe d’une condition normale pour un peuple ?

Et d’un autre côté quel effet ont produit ces événemens à Saint-Pétersbourg ? On peut voir, on peut soupçonner le degré d’inquiétude qu’ils ont fait naître, par cette revue de la garde impériale que le tsar passait dès le lendemain. Alexandre II faisait appel à la confraternité des armes, à la fidélité des officiers de sa garde ; il rappelait, par une sorte de flatterie, le temps où il avait servi parmi eux. Quelle est donc cette situation où, à la première échauffourée d’un pays qui souffre, un tsar, le chef de soixante-dix millions d’hommes, est réduit à interroger en quelque façon ses officiers, à s’adresser à leurs sentimens, à leur fidélité, comme s’il y avait doute ? Ne serait-il pas plus prévoyant et plus sage d’entrer avec une franche résolution dans cette voie de réformes et d’adoucissemens où la Russie n’a par malheur fait jusqu’ici un pas en avant que pour en faire deux en arrière ? Politique d’autant plus sage que tout système contraire a échoué avec éclat ! Pendant vingt-cinq ans, l’empereur Nicolas a décimé la population de la Pologne par le recrutement ; il prenait jusqu’aux enfans. Qu’en est-il résulté ? Le sentiment national est-il moins vivace aujourd’hui en Pologne ? Il ne reste donc qu’une voie, celle de la justice, d’une politique libérale, et c’est en faisant d’abord justice que la Russie peut le mieux travailler à fonder sa propre sécurité et son avenir. C’est en elle-même sans doute que la Russie devrait puiser le conseil d’une politique plus intelligente et plus juste ; mais en outre c’est, ce nous semble, un droit et un devoir pour l’Europe de lui rappeler sans cesse que cette politique est une obligation non-seulement morale, mais positive, écrite dans des traités. C’est dans des traités qu’est définie la situation du royaume de Pologne au point de vue du droit diplomatique, et ce sont ces traités qu’on viole en violant les dernières garanties assurées à ce malheureux pays. Sans doute il est des considérations que les gouvernemens doivent observer entre eux ; nous nous figurons cependant qu’un mot de la France, un mot calme, modéré, mais ferme, aurait son poids, et des scènes comme celles qui désolent actuellement la Pologne sont certes de nature à raviver dans toute l’Europe libérale le sentiment de ce devoir de sympathie et de protection pour une nation infortunée.


CH. DE MAZADE.