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Je ne veux d’autre preuve des tendances de William Paterson vers l’utopie que sa malheureuse et célèbre expédition comme en Angleterre sous le nom de Darien scheme (projet Darien). Durant le premier voyage qu’il avait fait aux Indes occidentales, les récits des boucaniers et des sauvages lui avaient laissé entrevoir dans l’intérieur du pays des mines d’or et de diamant : de là un rêve fixe qu’il poursuivit avec une fatale opiniâtreté. Quel était ce rêve ? C’était, tout en écrémant les richesses de la contrée et tout en colonisant le milieu de l’Amérique, l’ouverture d’un passage vers les mers du sud à travers l’isthme de Darien ou de Panama. Si ce passage n’existe point, on peut dire que la nature a essayé de le faire, tant les eaux ont rongé et aminci la langue de terre qui retient vers le milieu les deux moitiés du continent américain. En désespoir de cause, elle semble avoir abandonné à l’industrie de l’homme le soin de forcer une barrière déjà si réduite. Ainsi pensa William Paterson ; se disant que cet isthme était la clé du commerce et de la navigation pour le monde entier, il envisageait avec enthousiasme les avantages qui résulteraient de l’ouverture d’une route communiquant avec les mers de l’Inde et les riches îles de l’Asie. Il s’était en outre assuré qu’il existait dans cette direction une certaine étendue de terre sur laquelle les Espagnols, pas plus que d’autres nations européennes, n’avaient pu s’établir, occupée qu’elle était par une tribu d’Indiens indépendans. C’est là, c’est à l’embouchure du fleuve Darien, entre Portobello et Carthagène, qu’il avait l’intention de jeter les fondemens de sa colonie. Tant que William Paterson vécut obscur, sans amis, sans ressources, il se contenta de couver son projet en silence ; mais la création de la Banque d’Angleterre ayant attiré sur lui la lumière et la célébrité, il s’enhardit à parler du détroit de Darien, des mines d’or et du trait d’union qu’on pourrait jeter entre les deux mers. La manière dont on reçut ses communications n’était pourtant point de nature à l’encourager : à Londres, en Hollande, à Hambourg, à la cour de l’électeur de Brandebourg, il ne rencontra pour l’entreprise projetée qu’indifférence et froideur. Qui devait se passionner pour cet Eldorado ? La défiante et positive Écosse. Ce fut avec une sorte de frénésie que les Écossais, hommes et femmes, se portèrent en foule pour souscrire à la compagnie darienne, Darien company. Presque en un instant on réunit 400,000 livres sterling à une époque où il n’y avait en Écosse que, 800,000 livres de numéraire. C’était donc moitié de la fortune publique qu’on allait confier aux flots et aux aventures.

L’expédition partit du port de Leith le 26 juillet 1698 ; elle se composait de douze cents personnes montées sur cinq robustes vaisseaux et conduites par William Paterson lui-même. Elle arriva au