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tirées de cette horrible histoire ? Le caractère de Mâtho, fort simple il est vrai, fait honneur au peintre ; l’éblouissement du Lybien en présence de Salammbô, ce choc soudain qui ébranle tout son être, cette passion tour à tour violente et timide, ces pleurs, ces rugissemens, ce désordre farouche qui le livre comme un enfant aux conseils de Spendius, tout cela est étudié avec soin et rendu en traits énergiques. Mais que dire de Salammbô ? que dire de cette énigme phénicienne ? et comment s’intéresser à un personnage qu’on a tant de peine à comprendre ? Carthaginoise ou non, elle doit être avant tout une créature humaine ; or, dans le récit de M. Flaubert, on ne sait si elle veille ou si elle dort, si elle a conscience de ses actes ou si elle est en proie aux hallucinations des somnambules. Il n’y a point de liens entre ses pensées et sa conduite. Toute sa personne est incohérente. Elle est chaste, elle est pieuse, un rien l’effarouche, et quand elle reproche aux barbares les profanations qu’ils ont commises, pressant son cœur à deux mains, elle reste quelques minutes les paupières closes à savourer l’agitation de tous ces hommes. Quand elle va sous la tente de Mâtho, il est évident qu’elle est poussée par un vague et irrésistible élan physiologique autant que par son désir de sauver Carthage, et cependant, après qu’elle s’est abandonnée au Lybien, elle dirait volontiers comme Judith : Non permisit me Dominus ancillam suam coinquinari, sed sine pollutione peccali revocavit me vobis. C’est en vain que le vieux Gescon, témoin de ses transports impudiques, lui jette l’injure à la face ; elle demeure impassible et comme protégée par son innocence. Si son père l’interroge sur l’emploi des heures qu’elle a passées sous la tente, ne croyez pas qu’elle se trouble ; elle répond que Mâtho paraissait furieux, qu’il a crié, qu’il s’est endormi, et si elle n’ajoute rien de plus, c’est peut-être, nous dit le romancier, par « un excès de candeur faisant qu’elle n’attachait guère d’importance aux baisers du soldat. » Étrange candeur en vérité, qui n’est que le vulgaire apaisement des sens chez une fille extatique ! L’auteur a bien soin de nous apprendre en effet que, depuis sa visite à Mâtho, « les angoisses dont elle souffrait autrefois l’avaient abandonnée. Une tranquillité singulière l’occupait. Ses regards, moins errans, brillaient d’une flamme limpide. »

Nous prions le lecteur de nous pardonner une discussion de cette nature ; mais puisque de telles choses sont proposées à notre admiration, il faut bien expliquer d’où viennent nos répugnances. Un poète allemand, M. Frédéric Hebbel, qui donne aussi beaucoup trop de place à la physiologie dans ses poétiques études, a montré Judith sur la scène au moment où elle sort de la tente d’Holopherne. Sous le coup de la honte qu’elle vient de subir, — car la honte de Ju-