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formes. En appliquant son principe à outrance, le réalisme s’anéantit lui-même. Il veut peindre la réalité telle qu’elle est, donner à chaque chose son relief, et il ne s’aperçoit pas que cette attention accordée à tous les objets indifféremment, détruisant l’effet de l’ensemble, détruit aussi le détail. Il cherche la variété de la nature, et il aboutit à la monotonie du système. Il poursuit l’exactitude littérale, et il défigure ses modèles ; il vise à la clarté absolue, et il faut des efforts redoublés pour le comprendre. La plupart des descriptions de M. Flaubert sont inintelligibles. À chaque trait nouveau ajouté par le peintre, à chaque mouvement des acteurs, on se dit : Pourquoi cela ? que nous importe ? où est l’intérêt ? où est le sens ? M. Flaubert a vu sur quelque médaille un personnage dont les épaules se soulèvent ; sans se demander si ce n’est pas une imperfection de dessin ou bien une allusion à un fait passager, il découvre là une attitude carthaginoise, et croit faire preuve de précision en l’imposant à tous ses personnages : Salammbô s’enfonce la tête dans les épaules, Hamilcar aussi, et Spendius, et Mâtho. Il a remarqué en Afrique les fils des Numides étendus à terre tout de leur long : presque tous les acteurs de son récit se vautrent sur le sol ; ils mangent à plat ventre, ils boivent à plat ventre, à moins que, pour se désaltérer plus à l’aise, et sans craindre l’asphyxie, ils ne plongent la tête tout entière dans des jarres d’eau miellée. Où a-t-il vu que les Carthaginois, au lieu de se presser en tumulte, se tassaient ? Je ne sais, mais ceci cache encore quelque intention de réalisme archéologique, car cette singulière image revient avec une persistance opiniâtre : les hommes se tassent, les femmes se tassent, la multitude se tasse sur les terrasses, Hamilcar tasse les soldats de son armée en masses orbiculaires. En vérité, l’espèce humaine, dans ces tableaux violens, ressemble à une caricature. Et puis les invraisemblances fourmillent : pourquoi Hannon, poursuivi par les rebelles exaspérés, s’enfuit-il sur un âne ? Comment cet âne peut-il soustraire le fugitif à ces milliers de barbares qui ont juré sa mort ? Je cite un exemple entre cent. À toutes les pages, au milieu des meilleurs épisodes, on est arrêté par quelque détail impossible. Enfin ces descriptions perpétuelles, supposé même qu’elles fussent moins fausses, ne sont-elles pas une marque de stérilité chez un homme qui se croit inventeur ? M. Flaubert ne sait que décrire, il décrit tout ce qu’il rencontre, tout ce qu’il voit, tout ce qu’il devine ; la nuit ainsi que le jour, dans les ténèbres comme en plein soleil, il décrit des riens, des misères, aussi consciencieusement qu’il décrit les grandes masses de ses tableaux. Au milieu du tumulte et des cruautés de la bataille, il n’oubliera pas un clou de l’armure des éléphans. Un seul être, dans ce long récit, a échappé à l’impla-