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sée. Une impatience fébrile me dévorait. C’était à peine si, déjà huché sur ma bête, je pouvais, entre ses deux oreilles, trouver issue à mon regard ; pourtant je caracolais dans la cour. — Prenez garde d’écraser les chiens !… — me dit un des piqueurs. — Soyez tranquille, répondis-je fièrement, ce n’est pas la première fois que je suis la chasse…

Voloda sur sa selle n’était pas complètement rassuré, si hardi fût-il. Je le voyais passer la main sur le cou du terrible Chasseur, et il demanda plusieurs fois : — Est-il sage ?… J’admirais et j’aimais mon aîné, qui ressemblait tant à un « jeune homme. »

Papa se montra sur le perron. Les chiens de sa meute particulière, assis auparavant dans mille pittoresques attitudes, bondirent vers lui pendant qu’on amenait sa monture. Derrière lui, reconnaissable à son collier incrusté de graines, Milka s’ébattait avec les autres. Les piqueurs appelaient leurs lévriers, le garde réunissait les chiens courans,… et nous étions déjà loin.

En avant de tous allait le chef des piqueurs Turka sur son cheval d’un noir bleuâtre, à l’échine de pourceau, avec son bonnet de poils, un cor magnifique en bandoulière et un long poignard passé dans sa ceinture. La physionomie de cet homme, naturellement sombre et cruelle, réveillait l’idée de quelque sanglante aventure plutôt que celle d’une chasse pacifique. Serrés derrière lui, les chiens faisaient onduler en bondissant leurs pelages bariolés. Malheur à celui qui voulait s’attarder ! Il fallait d’abord qu’il fît partager sa fantaisie à un compagnon souvent rebelle ; puis arrivait quelque piqueur, le fouet levé : « À la meute ! » criait-il, et le geste accompagnait la parole.

Une fois hors des portes, mon père enjoignit aux piqueurs de suivre la route. Il prit, lui, à travers champs. C’était au plus fort de la moisson. Les champs, habillés d’or, s’étendaient jusqu’aux confins d’une forêt que l’éloignement faisait paraître bleue, et qui m’avait toujours apparu comme la barrière mystérieuse du monde inconnu. La campagne entière était couverte de gerbes et de moissonneurs. On voyait, entre les épaisses rangées que la faucille avait amoncelées sur le sol, le dos des femmes penchées et les brassées de paille qu’elles emportaient vers les meules. Un peu de côté, à l’ombre, une femme s’inclinait vers un berceau. Des gerbes, des bluets sur toute cette vaste étendue de chaume ! Debout sur leurs telegas[1] et les manches retroussées, les hommes y empilent les gerbes après les avoir secouées pour en détacher la poussière. Le staroste[2], botté, tunique flottante, voyant de loin arriver papa, soulève son

  1. Petit chariot.
  2. Le bailli de la commune russe.