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en lui-même, de sang-froid, d’originalité vraie. Aucune circonstance ne le prenait au dépourvu ; rien ne l’étonnait, et ceux qui le voyaient dans une position relativement peu brillante le jugeaient digne d’occuper les plus hauts emplois. Impossible de ne lui pas envier l’art qu’il avait d’écarter jusqu’à l’apparence de ces mille petits soucis qui constituent le mauvais côté de la vie. Il les cachait aux autres et se les dissimulait à lui-même. Fier des hautes relations qu’il devait à son mariage et à ses liaisons de jeunesse, il en voulait un peu, mais secrètement, à ceux qui avaient fait leur chemin, le laissant derrière eux simple lieutenant aux gardes démissionnaire. Comme presque tous les ci-devant officiers, il n’était jamais mis à la mode du jour ; mais ses vêtemens amples et légers, son beau linge, son col et ses manchettes largement rabattus, convenaient à sa haute stature, à sa fière physionomie.

Il était sensible, et même sentimental. Souvent, s’il lisait haut, arrivant à un passage pathétique, sa voix tremblait, ses yeux versaient des larmes ; il fallait fermer le volume. Il aimait la musique, et, s’accompagnant au piano, il chantait les romances de son ami A…, des chansons de bohémiens et des fragmens d’opéra ; mais il avait en horreur la « science pure, » et proclamait tout haut son aversion pour les sonates de Beethoven, « qui, disait-il, le faisaient dormir. » Rien de beau, selon lui, comme le : Ne m’éveillez pas ! dit par Semenof, et la chanson : Pas une ! telle que la chantait le bohémien Taninsha.

Son caractère était de ceux qui ont besoin d’un public pour faire quelque chose de bon : aussi ne reconnaissait-il pour bon que ce que le public approuvait. S’il avait des convictions morales. Dieu seul pourrait le dire : sa vie avait été tellement occupée par des séductions de tout genre, qu’il n’avait guère eu le temps de s’en former, et il avait été trop constamment heureux pour en éprouver le besoin. Son éloquence naturelle l’aidait d’ailleurs à s’en passer : il lui était tout aussi facile de présenter la même action sous le jour le plus favorable que de la flétrir comme « le comble de la bassesse. » L’intérêt du moment était sa règle la plus fixe. Et plus il avançait en âge, plus il trouvait raisonnable de s’en tenir là pour les arrangemens à prendre ici-bas. — Voilà quel était mon père.


III.

Pendant que je suis en veine de portraits et avant de raconter notre départ, pourquoi n’esquisserai-je pas la figure de la vieille femme de charge Natalia Savishna ?