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Bien des années auparavant, celle dont je parle, Natashka[1], vêtue de cotonnade, pieds nus, grasse et fraîche enfant, jouait gaîment dans la cour seigneuriale du village devenu depuis la dot de ma mère. Sur la demande expresse de son père Savi, reçu lui-même comme clarinette dans l’orchestre du château, mon grand-père l’admit « en haut » parmi les suivantes de sa femme. Natashka se distingua par sa bonne humeur et son zèle. Aussi ma mère lui fut confiée au sortir de nourrice. Natashka mérita de grands éloges jusqu’au jour où la tête poudrée et les souliers à boucles du jeune et brillant valet de chambre Foka captivèrent, vu les rapports fréquens que nécessitait leur service, son cœur sans culture, mais aimant. Elle sollicita la permission d’épouser Foka. Mon grand-père prit fort mal la chose, monta sur ses grands chevaux, et, pour punition, exila l’infortunée Natashka dans un de ses villages situé en pleins steppes ; mais au bout de six mois on n’avait encore trouvé personne qui pût la remplacer : on la rappela donc, et lorsqu’elle comparut en haillons devant notre aïeul, elle se laissa tomber à genoux, le suppliant de lui rendre ses bonnes grâces et d’oublier la folie dont elle s’était rendue coupable. — Pareille chose n’arriverait plus, ajoutait-elle… — Et de fait pareille chose n’arriva plus.

À partir de ce moment, elle ne s’appela plus Natashka, mais Natalia Savishna, et se mit à porter bonnet. Tout l’amour qu’elle avait en elle fut désormais consacré à l’enfant dont l’éducation lui était confiée en partie. Le jour où ma mère eut une institutrice, Natalia, promue au grade de femme de charge, reçut les clés du linge et des provisions. Dieu sait quels soins minutieux, quelle économie, quel dévouement aux intérêts de la maison l’honnête créature déploya dans ses fonctions nouvelles ! Ma mère vint enfin à se marier. Ce jour-là, pour récompenser vingt années de bons et loyaux services, elle offrit à la femme de charge un beau papier timbré qui faisait de Natalia Savishna une personne libre et maîtresse d’elle-même, ajoutant que « soit qu’elle continuât ou non de servir, elle aurait une pension viagère de trois cents roubles. » Natalia écoutait tout ceci en silence, regardant de travers le document libérateur, puis elle s’élança hors de la chambre et poussa violemment la porte. Cette conduite si étrange éveilla la curiosité de maman, qui alla, peu après, trouver Natalia retirée sous sa tente. La pauvre fille était assise, les yeux pleins de larmes, et jetant de tristes regards sur le papier timbré qu’elle avait déchiré en mille morceaux, lesquels autour d’elle jonchaient le plancher. — Qu’avez-vous donc, chère Natalia Savishna ? lui dit ma mère, la prenant par la main.

— Rien, madame, répondit l’autre ; mais il paraît que mon ser-

  1. Diminutif de Natalia.