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reur, ou du moins que son imagination, jadis fortement ébranlée, n’était pas entièrement remise de son trouble. Il ne parle pas comme un philosophe qui discute, mais comme un visionnaire encore ému au sortir d’une lutte contre des fantômes, et qui, s’en étant débarrassé, apprend aux hommes le moyen de s’en délivrer à leur tour. La violence de ses affirmations, l’amertume de son dédain peuvent bien annoncer une raison convaincue, mais non pas un cœur rasséréné. Le calme est venu après la tempête, mais on croit apercevoir encore dans le lointain les nuages fuyans. Aussi cette parole toujours frémissante et même quelques aveux implicites du poète permettent de supposer, comme nous l’avons fait, que Lucrèce, en attaquant les dieux, défendait son propre repos, qu’il veillait en armes sur sa raison, et s’il est vrai, comme il le prétend, que c’est la peur qui a jeté les hommes dans la religion, on peut affirmer avec non moins de vraisemblance que la peur aussi a jeté Lucrèce dans l’athéisme.

En considérant Lucrèce comme un athée, nous ne croyons pas lui faire injustice, bien qu’à l’exemple de son maître Épicure, pour se mettre en règle avec les croyances populaires, il admette l’existence de certains dieux, qui, à vrai dire, ne sont que de vaines ombres destinées à dissimuler l’impiété du philosophe. Par prudence, ou peut-être pour une cause plus honorable, par un reste d’habitude invétérée, Épicure se sentit obligé de faire aux dieux une petite place dans son système. Il n’était point facile de les conserver, étant donnée sa physique, qui avait précisément pour but de se passer d’eux. Quelle forme leur attribuer, quelles fonctions? qu’en faire, où les placer? Le matérialisme de la doctrine ne permettait pas de les représenter comme des esprits; on ne pouvait non plus, sans déranger tout le système, reconnaître leur action sur le monde. Dans cet embarras, ne voulant pas les supprimer, ne pouvant pas les conserver tels que les montrait la religion, il tenta de se faire une espèce de théodicée fort simple qui ne fut pas en désaccord avec sa physique. Il donna aux dieux la forme humaine, parce qu’il n’y a point de forme plus parfaite; mais, pour faire honneur à leur divinité, il voulut que leur corps fût, pour ainsi dire, d’une plus fine étoffe que celui des hommes. « Ce n’était pas un corps, disait-on, mais comme un corps, non pas du sang, mais comme du sang. » On pourrait définir cette nature divine, à la fois si déliée et si matérielle, par ces vers de La Fontaine :

Je subtiliserais un morceau de matière
Que l’on ne pourrait plus concevoir sans effort,
Quintessence d’atome, extrait de la lumière,
Je ne sais quoi plus vif et plus mobile encor.