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C’était là un geste qui peut nous paraître aujourd’hui bien simple. Pourtant l’Amérique entière en frémit. Depuis le désastre de Manassas, rien n’avait ému le peuple d’un pareil effroi. L’esclavage, cette institution qu’avaient maintenue et justifiée par leur exemple les Washington, les Jefferson et les autres pères de la patrie, un soldat y portait violemment la main. Nouveau Samson, il osait renverser les colonnes du temple, et ne craignait pas d’ensevelir le peuple entier sous les ruines ! Il est vrai que le congrès avait récemment voté comme mesure de guerre un bill autorisant la confiscation des esclaves employés aux travaux de siège ou de défense ; mais ces nègres confisqués par le gouvernement et devenus libres en fait restaient encore des immeubles en droit, et le principe constitutionnel de la servitude demeurait dans toute son intégrité. Par une singularité du bill, l’avantage d’être confisqué et pratiquement émancipé était offert aux esclaves qui aidaient les rebelles en travaillant aux fortifications ou en combattant à côté de leurs maîtres ; le gouvernement fédéral les récompensait d’avoir participé à la rébellion, tandis qu’il maintenait dans l’esclavage les nègres assez naïfs pour ne pas demander le pic ou le fusil. Ce procédé eût été simplement absurde, si, d’après la loi, le noir avait pu être considéré comme une personne ; mais on ne voyait en lui qu’une chose, un corps sans âme, et quand on l’arrachait à son maître, c’était uniquement pour punir celui-ci. « Pourquoi, disait un journal unioniste du Kentucky[1] favorable au bill de confiscation, pourquoi les esclaves des traîtres en armes ne seraient-ils pas confisqués pour le compte du gouvernement ?… Les esclaves sont une propriété aussi bien que les mules. Est-il juste et légitime de confisquer une mule et de l’employer au service des transports ? Si cet acte de confiscation est légal, n’est-il pas également juste et légitime de confisquer les esclaves pour qu’ils servent de charretiers ? Hommes et mules sont des propriétés au même titre. » Malheureusement le général Fremont avait eu le tort de voir des hommes dans ces misérables esclaves ; il leur promettait la liberté comme si pareil privilège était fait pour eux ou pour des bêtes de somme ; il portait atteinte aux droits sacrés des propriétaires. Le président s’empressa d’écrire au général pour le rappeler aux termes stricts du bill de confiscation.

Non content d’intervenir ainsi, M. Lincoln révoqua bientôt après le célèbre abolitioniste et le remplaça par le général Halleck, dont l’un des premiers soins fut d’interdire l’entrée du camp à tout noir fugitif ; cependant les partisans du Kansas, insoucieux de toute discipline, n’en continuèrent pas moins leur guerre d’émancipation.

  1. Frankfort Commonwealth, 20 novembre 1861.