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ambition et nourrir quelque robuste espérance. La longue histoire de leurs ancêtres leur apprend trop que le seul sentiment qui ne nous trompe pas est celui de l’indifférence. Ils savent, par une longue chaîne de traditions, que le malheur est la seule réalité véritable et permanente, et que les événemens les plus heureux ont des retours menaçans. La délivrance après l’oppression n’est jamais complète ni sûre, le bonheur ne durera pas, l’éclat de la lumière pâlira, la paix nourrira secrètement la guerre. « A quoi bon? » et « qu’est-ce que cela fait? » voilà leur devise à tous et le fond de leur philosophie pratique. Leur âme, incurablement désabusée par la civilisation, s’abandonne doucement au hasard et se laisse porter avec indifférence sur le courant des événemens. Ces poètes voguent à demi sommeillans dans leurs petites jonques poétiques finement sculptées et gracieusement peintes, ils se couchent nonchalamment sous les péristyles des palais dont ils sont les hôtes sans confiance et les courtisans incrédules, pour rêver, les yeux clos, au néant des grandeurs et à l’excellence de l’eau-de-vie de riz, ou bien ils vont s’asseoir auprès d’un bonze bouddhiste dans une cellule monastique et laissent leur regard flotter vaguement dans la lumière, tandis que leur esprit se perd dans la méditation de la raison suprême. Les images des choses passent et voltigent devant les yeux de leur imagination engourdie par cette torpeur de l’indifférence; les stores des fenêtres se soulèvent, et quelque visage de jeune fille apparaît, le bruit des pierres sonores leur apporte quelques pensées de plaisir ou remue en eux quelques sentimens de piété, les souffles du vent soulèvent et font chatoyer les étoffes soyeuses, et leurs âmes se laissent un moment charmer par ces mille riens. Les épicuriens comme Li-taï-pe acceptent ces riens avec un certain cynisme gracieux et disent : « C’est autant de pris sur le morne néant de la vie. » D’autres, plus pieux, les acceptent avec une reconnaissance humble et attendrie. Ces poètes ne cherchent pas, ne désirent pas, ne haïssent jamais, aiment peu : le désintéressement qui naît de la fatigue morale est le seul sentiment qu’ils semblent connaître; mais, chose curieuse, et qui montre bien les ressources infinies dont dispose l’âme humaine, ce détachement absolu, qui semblerait devoir éteindre toutes les facultés de l’esprit, y développe au contraire la finesse et la subtilité. Comme ces poètes ne désirent rien, ils jouissent des plus petites choses, et comme ils ne sont pas distraits ni absorbés par les fortes passions de la vie, ils ont plus de liberté pour saisir et goûter les humbles bonheurs que le hasard leur apporte. Dans cette torpeur du cœur, chaque fibre qui remue cause une sensation délicieuse ou mélancolique qui est bientôt connue, appréciée et recherchée à l’égal de ces grandes passions auxquelles les peuples moins dés-