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« Toi qui vis tour à tour grandir et périr six royaumes, — je veux, en buvant trois tasses, t’offrir aujourd’hui quelques vers. — Tes jardins sont moins grands que ceux du pays de Tsin, — mais tes collines sont belles comme celles de Lo-yang au sol montagneux.

« Ici fut la demeure antique du roi de Ou : l’herbe fleurit en paix sur ses ruines; — là ce profond palais des Tsin, somptueux jadis et redouté. — Tout cela est à jamais fini, tout s’écoule à la fois, les événemens et les hommes, — comme les flots incessans du Yang-tseu-kiang qui vont se perdre dans la mer. »


Cette petite pièce, qui ouvre le volume, en est comme la préface naturelle et en résume l’esprit. Ce sentiment de tristesse et de mort se glisse à l’insu des poètes dans tous leurs chants; tout l’éveille en eux : le souvenir d’un sage antique, la vue d’une fleur flétrie, le regret d’un beau jour, la pensée d’un ami absent, la douleur d’un départ ou d’une séparation, un songe qui a fait reparaître le visage d’un mort chéri. Ils retrouvent ce sentiment au milieu d’un parterre en fleur, en face des coupes remplies, à la table des grands et des rois, et il leur arrache des accens d’un dédain superbe ou d’une amertume ineffable. Ils veulent faire entendre un chant joyeux, mais, comme Li-taï-pe, ils redisent toujours la Chanson du Chagrin:


« Le maître de céans a du vin, mais ne le versez pas encore. — Attendez que je vous aie chanté la Chanson du Chagrin. — Quand le chagrin vient, si je cessais de chanter ou de rire, — personne ne connaîtrait dans ce monde les sentimens de mon cœur. — Bien que le ciel ne périsse pas, bien que la terre soit de longue durée, — combien pourra durer pour nous la possession de l’or et du jade? — Cent ans au plus. Voilà le terme de la plus longue espérance. — Vivre et mourir une fois, voilà ce dont tout homme est assuré. — Écoutez là-bas, sous les rayons de la lune, écoutez le singe accroupi qui pleure tout seul sur les tombeaux. — Et maintenant remplissez ma tasse; il est temps de la vider d’un seul trait! »


Je prends çà et là quelques accords qui puissent donner la note dominante de ces poésies, avant d’en marquer les nuances ou les différences.


EN FACE DU VIN (Li-taï-pe).

« Ces personnages (des sages nommés par le poète) obtinrent l’immortalité dans l’âge antique. — Ils ont pris leur essor, soit; mais enfin où sont-ils? — La vie est comme un éclair fugitif : — son éclat dure à peine le temps d’être aperçu. — Si le ciel et la terre sont immuables, — que le changement est rapide sur le visage de chacun de nous! — vous qui êtes en face du vin et qui hésitez à boire, — pour prendre le plaisir, dites-moi, je vous prie, qui vous attendez! «