Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 44.djvu/438

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LE RECRUTEUR.

« Au coucher du soleil, j’allais cherchant un gîte dans le village de Che-kao; — un recruteur arrivait en même temps que moi, de ceux qui pendant la nuit saisissent les hommes. — Un vieillard l’aperçoit, franchit le mur et s’enfuit; — une vieille femme sort de la même demeure et marche au-devant du recruteur. — Le recruteur crie, — avec quelle colère! — La femme se lamente, — avec quelle amertume! — Elle dit : Écoutez la voix de celle qui est là devant vous : — j’avais trois fils, ils étaient tous trois au camp de l’empereur. — L’un d’entre eux m’a fait parvenir une lettre, — les deux autres ont péri dans le même combat. — Celui qui vit encore ne saurait longtemps soustraire à la mort sa triste existence. — Les deux autres, hélas! leur sort est fixé pour toujours! — Dans notre misérable maison, il ne reste plus un seul homme, — si ce n’est mon petit-fils, que sa mère allaite encore. — Sa mère, elle, ne s’est pas enfuie, — parce qu’elle ne possède pas même les vêtemens suffisans pour se montrer au dehors. — Je suis bien vieille, mes forces sont bien amoindries; — pourtant je suis prête à vous suivre et à vous accompagner au camp ; — on pourra m’employer encore utilement au service de l’armée : — je saurai cuire le riz et préparer le repas du matin. — La nuit s’écoulait. Les paroles et les cris cessèrent; — mais j’entendis ensuite des pleurs et des gémissemens étouffés. — Au point du jour, je poursuivis ma route, — ne laissant plus derrière moi que le vieillard désolé. »


LE DÉPART DES SOLDATS.

« Ling-ling, les chars crient; siao-siao, les chevaux soufflent; — les soldats marchent, ayant aux reins l’arc et les flèches. — Les pères, les mères, les femmes, les enfans leur font la conduite, courant confusément au milieu des rangs. — La poussière est si épaisse qu’ils arrivent jusqu’au pont de Hien-yang sans l’avoir aperçu; — ils s’attachent aux habits des hommes qui partent, comme pour les retenir; ils trépignent, ils pleurent; — le bruit de leurs plaintes et de leurs gémissemens s’élève jusqu’à la région des nuages. — Les passans, qui se rangent sur les côtés de la route, interrogent les hommes en marche; — les hommes en marche n’ont qu’une réponse : « Notre destinée est de marcher toujours. » — Certains d’entre eux avaient quinze ans quand ils partaient pour la frontière du nord ; — maintenant qu’ils en ont quarante, ils vont camper à la frontière de l’ouest. — Comme ils partaient, le chef du village enveloppa de gaze noire leur tête à peine adolescente; — ils sont revenus la tête blanchie, et ne sont revenus que pour repartir. — Insatiable dans ses projets d’agrandissement, — l’empereur n’entend pas le cri de son peuple. — En vain des femmes courageuses ont saisi la bêche et conduisent la charrue; — partout les ronces et les épines ont envahi le sol désolé. — Et la guerre sévit toujours, et le carnage est inépuisable, — sans qu’il soit fait plus de cas de la vie des hommes que de celle des poules et des chiens. — Bien qu’il se trouve des vieillards