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sur la tristesse de ces temps « où le chef de cent soldats est tenu en plus haute estime qu’un lettré plein de science et de talent. »

La mélancolie de Li-taï-pe est, à tout prendre, entachée d’égoïsme; elle affecte autant que possible l’indifférence pour les malheurs publics, et se venge du mal qu’elle déteste en feignant de l’envier et de l’admirer. La mélancolie d’un autre poète, qui prend place immédiatement après Li-taï-pe parmi les poètes de l’époque des Thang, est d’un ordre plus élevé. Thou-fou est un patriote, et l’allure de son inspiration rappelle, à s’y méprendre, l’élan lyrique de quelques-uns de nos poètes d’Occident les plus populaires. La pièce intitulée le Village de Kiang pourrait être signée de Robert Burns; le Départ des Soldats et le Recruteur pourraient être signés de Béranger. Généralement, tous ces chanteurs de l’époque des Thang se complaisent exclusivement dans l’expression lyrique de leurs sentimens : plus ces sentimens sont intimes, subtils, fins, plus ils leur agréent. Thou-fou est plus impersonnel, il aime à donner à ses chants une tournure dramatique. Il sait sortir de lui-même pour exprimer toutes ces misères de la société chinoise qu’il a ressenties comme des souffrances personnelles. Il raconte les fières douleurs de la fille de race noble succombant au fardeau de la déchéance de sa maison; il gémit avec les vieillards sur les dévastations qu’engendre la guerre, et décrit les déserts arides qu’elle crée dans le jardin de l’empire; il s’associe aux plaintes des vétérans fatigués qui meurent en maudissant leur souverain. De tous les chants réunis dans ce volume, ceux de Thou-fou sont ceux qui ont le plus d’envergure et d’ampleur. Même dans le chant purement lyrique, où il excelle, il donne à sa pensée tout son développement et tout son essor, au lieu de la restreindre et de la concentrer, comme Li-taï-pe et les autres poètes ses compagnons; mais les plus originaux de ces petits poèmes sont ceux où il a su retracer sous une forme dramatique les douleurs de la société chinoise. Et ici admirez la puissance d’une émotion vraie et sincère : la force du sentiment exprimé par le poète Thou-fou est telle qu’à la distance où nous sommes de lui, malgré le masque de la traduction, malgré l’indifférence relative que nous devons éprouver pour des hommes qui ont disparu depuis si longtemps et qui ont vécu dans un pays si lointain, la fibre de l’humanité qui est en nous tressaille de concert avec la sienne. Nous ne voulons pas cependant que le lecteur nous en croie sur parole : le Départ des Soldats, le Recruteur, le commencement de la pièce touchante intitulée une belle jeune Femme, sont des pages qu’il faut citer, et qui peuvent se passer de commentaires.