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Tels furent les jeux de l’amour, du hasard, parfois tragiques, atroces. Un Bordelais, le fils d’un conseiller au parlement, poussé au désespoir par une maîtresse exigeante qui l’avait mis à sec et voulait le quitter, tua son père, qu’il croyait un grand thésauriseur. Il ne trouva rien et s’enfuit. Sous des noms supposés, il joua et devint trop riche pour être poursuivi ; mais tout le monde le connaissait : sa lugubre figure, sa démarche égarée, disaient assez qui il était.

La Tencin. — Les chansons de l’époque assurent que cette ancienne religieuse, avec sa grâce et sa finesse, son expérience (elle n’était pas loin de quarante ans), avait le mérite spécial d’une infinie complaisance en amour. Elle en savait beaucoup. On pensait qu’avec elle il y avait toujours à apprendre. Dubois, d’Argenson, Bolingbroke, vrais gourmets, aimaient ce fruit mûr. Elle tenait maison aux dépens de Dubois, lui faisant croire que son salon, agréable aux jésuites, avancerait l’affaire du chapeau. Par lui, par d’Argenson, elle avait des secrets de bourse : elle jouait les fonds que Bolingbroke avait eu la simplicité de lui confier ; mais pour ne pas descendre à la rue Quincampoix, elle avait un amant exprès, M. de La Fresnaye. Il était sûr, exact à rapporter ses gains ; elle lui faisait croire qu’elle l’épouserait. En 1726, elle traita impartialement ces deux derniers. À Bolingbroke elle nia le dépôt, et rit au nez de La Fresnaye. Celui-ci, furieux surtout d’avoir été si sot, se coupa la gorge chez elle et inonda tout de son sang.

Il n’est pourtant pas sûr qu’elle aimât fort l’argent, ni le plaisir. Elle ne fit pas fortune. Ce qu’elle aimait, c’était d’intriguer, de corrompre. Elle et son frère avaient des arts charmans pour amollir les gens et leur faire trahir leur principe. Ils corrompirent Law, l’amenèrent à se faire catholique. Ils corrompirent jusqu’aux jésuites ; leur firent laisser l’Espagne, le prétendant, pour accepter Dubois, l’homme de l’alliance anglaise. Enfin, faut-il le dire ? le croira-t-on ? ils corrompirent Dubois !

Law n’aurait pu, sans l’aveu de Dubois, emporter sa victoire, entamer sa grande œuvre. Dubois, en convertissant Law par son ami Tencin, pouvait se faire un honneur infini dans le monde catholique, un titre solide au chapeau. La grande difficulté, c’est que Dubois était Anglais de cœur, de système, de position. Il fallait obtenir de lui une petite infidélité à cette passion dominante, pour quelques mois du moins. Il donnait, il est vrai, en ce moment même au ministère anglais un très solide gage en détruisant la marine espagnole ; mais, quoi ! si la bourse de Londres, malgré cela, se mettait à crier, si les spéculateurs (et le prince de Galles en était) s’en prenaient à Dubois, la pension d’un million lui serait-elle continuée ? Grave, très grave considération qui pouvait rendre Dubois incorruptible !