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pour nous dire adieu, à nos amis et à nos voisins. Il y avait donc toute une foule réunie à notre porte quand, le matin du 29 octobre 1861, nous mîmes le. pied à l’étrier, et ce fut au milieu d’un bruyant concert d’affectueuses interpellations et de souhaits d’heureux voyage que nous nous engageâmes dans les ruelles tournantes qui mènent aux portes de la ville. M. Duclos, le fils de M. Malfatti et quelques autres amis voulurent nous accompagner encore, à cheval, jusqu’à une heure d’Angora. Notre vie de voyage allait recommencer avec ces mille contrastes qui en avaient déjà fait le charme, et que la forme du journal, à laquelle je reviens, permet seule de fixer.


I

Du 29 octobre au 4 novembre 1851. — La tristesse des adieux se dissipe bientôt ; nos cœurs bondissent joyeusement tandis que nous rejoignons au galop nos bagages, qui ont pris les devans. Les pluies ont cessé depuis deux jours ; le vent du nord souffle par un ciel clair, et tempère l’ardeur d’un vif et brillant soleil. C’est un merveilleux temps pour voyager. Nous sommes en outre dans de meilleures conditions pour jouir de la route que dans la première partie de notre expédition. Voulant éviter tout ce qui pourrait nous causer une perte de temps pendant les six semaines à peu près qui nous restent avant les neiges d’hiver et trouvant d’ailleurs des occasions avantageuses, j’ai acheté à Angora six chevaux et engagé un palefrenier arménien, Anton, un peu moins intelligent que les bêtes qu’il soigne. Nous sommes donc tous montés ; pour les bagages seulement, il faudra encore louer de ville en ville des mulets ou des chevaux de bât ; au besoin même, on pourrait les faire transporter-par des bœufs. On est ainsi bien plus libre de ses mouvemens, et c’est en même temps un plaisir sans égal que de se sentir entre les jambes un vrai cheval, sur qui on n’a pas besoin d’user une cravache pour le faire arriver tristement et tête basse au bout de l’étape, mais qu’excitent une pression du genou et un claquement de la langue. Nos chevaux ont un pas vif, leste et relevé, véritable allure de voyage, que né connaissent guère les chevaux d’Occident, employés seulement pour la promenade : on ferait ainsi bien du chemin en une journée, si l’on n’avait pas de bagages. J’aime surtout mon étalon noir avec sa longue queue, sa belle crinière tombante, sa tête intelligente, qu’il relève et qu’il agite sans cesse, sa bouche qui ronge le frein. Quand la jument que monte Méhémed s’éloigne et part en avant, il l’appelle avec de petits hennissemens impérieux et colères, il frappe du pied, et je puis à peine le tenir.