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de faire payer à ses ennemis leur passagère victoire. Toujours est-il qu’à partir de ce retour, personne n’a osé le molester. Il se mêle d’ailleurs le moins possible des affaires politiques ; au medjilis, il envoie son fils, et ne paraît lui-même que dans les grandes occasions. J’ai vu plusieurs Turcs de la ville venir lui faire visite ? ils s’inclinaient et le saluaient avec des égards très marqués, tandis que lui se soulevait à peine sur son divan pour leur faire accueil. Enfin, ce qui m’a encore plus frappé, il plaisante volontiers notre cavas Méhémed, et le persifle un peu, ce que les chrétiens, même les plus riches, se permettent bien rarement à l’égard d’un Turc. C’est Hadji-Ohan qui soutient l’école arménienne, qui paie le maître et donne des prix aux élèves ; il a fait faire pour les plus sages une décoration qui paraît très ambitionnée : c’est une croix d’argent qui brille sur le fez, à la barbe des Turcs. Il y a une quarantaine d’années, les choses ne se seraient point passées ainsi ; mais la richesse va se déplaçant de plus en plus au profit des chrétiens, et avec la richesse on voit aussi se déplacer la puissance : le gouvernement turc, par sa mauvaise administration, qui pèse plus lourdement sur les Turcs, moins actifs que les chrétiens et moins prompts à réparer leurs pertes, par l’écrasant fardeau de la conscription, fait, sans le savoir, tout ce qu’il peut pour aider à cette révolution et pour hâter la décadence de la race au profit de laquelle il entend toujours gouverner.

Si la situation prépondérante qu’occupe dans la ville Hadji-Ohan indique ainsi une profonde modification de l’état social et nous annonce des temps nouveaux, en revanche, dans son intérieur, tout appartient encore au passé, tout y montre la famille arménienne telle que l’avaient faite des habitudes qui remontent très haut en Orient, développées par l’influence permanente des mœurs et des traditions musulmanes. Il n’y a point ici ces rapports faciles et familiers, cette libre communication entre les deux sexes qui nous avaient tant frappés chez les catholiques d’Angora, et qui par momens auraient pu nous faire croire que nous étions dans une ville de l’Occident. Le chef de famille est à Iusgat un souverain despotique, et l’affection de tous les siens se cache soigneusement sous les dehors d’un respect presque craintif. Quand le père entre, ses fils se lèvent et ne se rassoient que quand il les y a invités lui-même. À peine ouvrent-ils la bouche en sa présence. À table, ils ne boivent pas de vin, et ne touchent qu’à quelques-uns des plats. L’aîné pourtant, que nous avions vu le premier soir faire les honneurs de la maison avec une aisance parfaite, est un homme d’une quarantaine d’années, marié et père depuis longtemps déjà. Le cadet a aussi un enfant. Quant aux femmes, elles vivent tout à fait à la turque, renfermées dans le