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pelisse, il a l’accent du commandement. Le pacha d’Angora au contraire, quand il était assis sur son canapé avec ses vieux vêtemens fanés, avait tout à fait l’air d’un marchand du bazar dans sa boutique ; aussi les Turcs l’appelaient-ils Tidjar-Pacha (le pacha-commerçant. )

Je cause assez longtemps avec Riswan-Pacha : il me fait l’effet d’un esprit plus vif que sensé et solide. Il m’accable un peu à tort et à travers de questions sur la politique de l’Europe, à laquelle il croit comprendre quelque chose, parce qu’il sait les noms de l’empereur Napoléon III, de M. de Metternich, de lord Palmerston, du comte de Cavour, etc. Tout en causant, il lit ses lettres et dicte la réponse à deux secrétaires assis ou plutôt agenouillés à côté de lui sur le tapis. Je le retrouve le soir à la noce du fils de Méhémet-Bey, un des Turcs les plus riches de la ville. Les fêtes durent depuis plusieurs jours avec toute la pompe que les personnages importans, musulmans ou chrétiens, aiment à déployer en pareille occasion. Le kiaïa du bey vient nous chercher à cheval. Nous arrivons là sur les cinq heures du soir, et nous trouvons réunis, dans la plus belle chambre de la maison, le pacha et les principaux beys du pays. On nous fait très bon accueil, et après les salutations d’usage on sert le dîner, un vrai dîner à la turque : il y a certainement plus d’une trentaine de plats. Le repas commence par un agneau rôti tout entier, dont le ventre est rempli de riz mêlé d’épices. C’est un mets excellent, que je vois avec regret disparaître rapidement pour faire place à une foule d’autres plats beaucoup moins agréables, et que l’on ne peut même goûter tous, tant ils sont nombreux. Certaines compotes et gelées sont des plus délicates ; mais la cuisine turque a toujours un défaut, c’est l’inévitable alternance des plats de viande et des plats sucrés, inintelligente succession qui mêle dans la bouche les saveurs les plus contraires et fatigue promptement le palais. Il va sans dire que tout le monde mange avec ses doigts : je m’en tire maintenant, grâce à l’habitude, assez proprement. Le pacha va d’ailleurs, sous ce rapport, plus loin que personne : tandis que les autres se servent, pour manger le pilau, de leurs cuillers de bois, il prend adroitement le riz entre ses trois doigts. J’essaie de l’imiter, mais c’est à peine si quelques grains parviennent jusqu’à ma bouche.

On nous avait promis des danseurs, et après dîner je comptais bien les voir : ils avaient commencé leurs exercices devant la maison, à la lumière des torches et des feux de joie, au milieu d’une foule nombreuse qui, sans être invitée, jouissait du spectacle. Méhémet-Bey allait nous en faire les honneurs, quand le pacha, qui n’aime pas ce bruit et ces fêtes, déclare qu’il a besoin de se promener ;