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II

Du 7 au 15 novembre. — Il y a une dizaine de lieues de la ville de Iusgat à Boghaz-Keui, village situé au pied des ruines imposantes d’une ville cappadocienne, d’un caractère tout primitif, qu’Hérodote appelle Pterium ; cinq siècles et demi avant notre ère, elle fut détruite par Crésus et retrouvée en 1834 par M. Charles Texier ; de plus, à un quart d’heure du hameau, au centre d’un groupe isolé de rochers, on voit gravées sur les parois de deux enceintes d’inégale grandeur des sculptures énigmatiques et puissantes, seul monument que nous ait laissé de sa vie et de ses croyances un peuple perdu dans les lointains les plus reculés de l’histoire ; c’est ce que l’on appelle dans le pays Iasili-Kaïa, « la pierre écrite. » Le pâtre qui nous y conduit le premier n’en approche pas sans une sorte de terreur superstitieuse. « C’est, dit-il, l’ouvrage des devs ou démons. » Nous passons là toute une semaine, montant chaque matin du village à Iasili-Kaïa, et sur notre chemin fusillant les perdrix rouges, qui abondent parmi ces rochers. Sans parler de l’intérêt capital que nous présentent ces mystérieux sanctuaires de cultes évanouis sans laisser d’eux-mêmes de trace dans l’histoire, nous nous plaisons dans un pays plus pittoresque que tout ce qui s’est offert à nous depuis Bey-Bazar. En approchant de Boghaz-Keui, nous avons vu avec joie, après tant de jours passés sur d’uniformes plateaux, dont la jaune ou grisâtre étendue fatigue les yeux, le paysage prendre un caractère alpestre, et les hauteurs se couvrir de taillis de chênes qui, malgré la saison avancée, donnent de la couleur aux pentes, et enlèvent aux contours leur sécheresse. La route court dans une gorge étroite et boisée, que dominent de belles masses de rochers abrupts ; au fond écume un torrent qui fait tourner plusieurs moulins cachés dans d’épais feuillages. Au sortir de cette gorge, qui donne son nom au village de Boghaz-Keui, « le village du défilé, » s’ouvre une petite plaine tout entourée de montagnes. Ces accidens de terrain, ces eaux limpides et sonores, ces arbres épars sur les pentes, tous ces aspects familiers et chers enfin retrouvés après un si long temps, tout cela nous fait un plaisir infini. Nous avons aussi le bonheur de rencontrer un gîte convenable chez Khalil-Bey, fils d’un des principaux lieutenans de Soliman-Bey-Tchapan-Oghlou. La famille du bey, qui avait fait sa fortune au service de ce maître généreux, a beaucoup perdu à la chute des princes d’Iusgat ; elle conserve pourtant encore les apparences de la richesse et quelque chose du train de maison des anciens déré-beys. Avec sa vaste cour tout entourée d’écuries et d’étables, sa large galerie ornée d’une balustrade en bois,