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biens, faire réparer et arranger ses fermes. C’est ainsi que la manie de la propriété, succédant aux désirs et aux passions de la jeunesse, remplace l’ambition dans ces existences vulgaires. Quel désœuvrement dans la vie de ces riches Turcs ! quel vide ! Ils ne savent rien et ne s’intéressent à rien ; ils ne regardent pas au-delà de l’horizon borné de leur petite ville. Sans la pipe et sans l’eau-de-vie, le temps leur paraîtrait d’une longueur insupportable. Rien chez nous ne peut donner l’idée de cette profonde torpeur d’esprit, de cette complète absence de toute curiosité. Le Français même qui paraît le plus embarrassé de sa personne et de son temps, celui qui dans la plus endormie de toutes nos villes de province use le plus sottement sa fortune et sa vie aux monotones plaisirs du cercle et du café, du fond de cette désespérante platitude et de ce sommeil léthargique, sort encore parfois de lui-même, ne fût-ce qu’en lisant tous les matins son journal. Alors, au moins pendant quelques instans, son esprit se préoccupe d’intérêts étrangers et supérieurs ; il franchit les limites de cette existence étroite et machinale où s’enferment ordinairement toutes ses pensées : il se demande ce que Garibaldi médite à Caprera, comment se terminera la guerre d’Amérique ; il pourra même par momens ne pas rester insensible à de généreuses émotions, et s’associer de cœur à ceux qui luttent et qui souffrent. Jamais pareil éclair ne traversera la nuit où languissent, indifférens aux intérêts de l’empire, sachant à peine le nom des grandes nations de l’Occident, hébétés par l’alcool, ces riches Turcs de province.

L’éducation que reçoivent dans cette classe les fils de famille n’est guère de nature à leur ouvrir l’esprit, ni à leur donner des goûts un peu relevés. Le fils de notre hôte, un garçon de quinze ans, joue dans la maison le rôle de premier domestique, d’intendant ; c’est lui qui distribue les chandelles, l’orge, le pain. Jusque-là il n’y a pas grand mal : il apprendra ainsi ce qui se dépense dans sa maison, et il saura plus tard de combien le volent ceux qu’il emploiera. Ce qu’il y a de triste, c’est qu’il est tout à fait abandonné aux domestiques : du soir au matin, il vit, mange, cause, joue aux cartes avec eux ; c’est sous leur influence que se forment ses idées sur toute chose. Au reste prendrait-il des idées plus élevées et plus morales dans la société de son père et de ses amis ? Des maîtres ou des valets, lesquels sont les plus bas et les plus corrompus ? Telle est la triste question qui se pose ici, dans des provinces encore éloignées de Constantinople ; mais chaque journée de marche nous rapproche de la capitale, où nous retrouverons les mêmes influences s’exerçant sur une plus vaste scène.


GEORGE PERROT.