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les colons libres peuvent se diriger en paix vers ces contrées et former un cordon sanitaire autour de l’oligarchie des planteurs.

Peu important en apparence, puisqu’il libérait au plus quelques centaines d’esclaves, le bill d’affranchissement des territoires était en réalité l’acte le plus considérable émané de l’initiative du congrès depuis le commencement de la guerre. Non-seulement il maintenait dans le sein de l’Union américaine des contrées qui contiendront peut-être un jour cent millions d’hommes, mais il mettait un terme aux interminables querelles qui avaient agité les deux fractions de la république ; il refoulait l’esclavage, auquel il faut pour exister un domaine sans cesse agrandi[1]. C’était là un coup décisif porté à « l’institution patriarcale, » et si le congrès avait interrompu ses séances immédiatement après le vote, si les armées en marche s’étaient arrêtées soudain, le bill n’en aurait pas moins contenu en germe la mort de l’esclavage en Amérique. M. Sumner et d’autres abolitionistes ardens proposaient de rendre la mesure encore plus efficace en transformant par un vote tous les états insurgés en de simples territoires. De cette manière, les populations du sud auraient été condamnées d’avance à ne pouvoir rentrer dans le sein de l’Union sans modifier leurs constitutions locales pour assurer la liberté des nègres. Un simple décret d’émancipation voté par le congrès de Washington eût sans doute été plus noble et plus hardi que l’ingénieux artifice conseillé par M. Sumner ; mais les chambres, effrayées peut-être de l’œuvre qu’elles avaient accompli déjà, ne se laissèrent pas entraîner ni à l’une ni à l’autre mesure. Elle se bornèrent à confirmer, en les aggravant, les bills de confiscation passés antérieurement, à modifier la loi d’extradition dans un sens favorable aux esclaves, à sanctionner un traité conclu avec la Grande-Bretagne pour l’énergique répression de la traite des noirs. À l’égard du principe de l’esclavage, cause unique de la guerre civile, le congrès continuait de donner des preuves de sa patiente longanimité ; la lutte durait déjà depuis plus d’une année, et les législateurs se renfermaient encore dans les limites que leur avait tracées la constitution.

Le président Lincoln reculait aussi devant la nécessité qui devait tôt ou tard s’imposer à lui, et, plein d’anxiété sur les conséquences d’un décret d’émancipation, il ne négligeait aucune occasion de rappeler aux impatiens le texte formel de la loi. En mai 1862, quelques jours après le vote du bill affranchissant les esclaves des territoires, le général Hunter, qui commandait à Port-royal, crut que le moment était venu de prononcer la grande parole, et, sans en avoir averti le gouvernement, il octroya de son propre chef la liberté à

  1. Avant la guerre, le sol libre constituait à peu près le tiers de la république ; il en forme aujourd’hui les trois quarts.