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sais quel mystérieux écho, est désormais leur consolation et leur espoir. Elle n’est point de nature à leur mettre les armes à la main, puisqu’elle justifie leur longue et invincible foi dans un miracle d’en haut ; mais elle leur permet de lever plus fièrement la tête et commence, au sein même de l’esclavage, à leur donner la dignité d’hommes libres. Par réaction, elle doit aussi les rendre plus respectables aux yeux mêmes de leurs maîtres, et finir à la longue par alléger le poids de la servitude. Ainsi la proclamation, qu’on accuse d’être une lettre morte, ne profite pas seulement aux esclaves de la frontière, qui s’enfuient par milliers pour gagner la terre libre ; elle contribue aussi à la transformation graduelle de l’esclavage dans les districts les plus reculés de la confédération des planteurs.

D’ailleurs les témoignages presque unanimes des nègres fugitifs semblent mettre hors de doute que, déjà bien avant la proclamation du président Lincoln, l’esclavage s’était adouci. Il est vrai qu’en certains endroits du sud, habités par une population presque barbare, les passions excitées jusqu’au délire ont porté les blancs à commettre des actes d’une atrocité révoltante. C’est ainsi que dans le Mississipi, le Texas et l’Arkansas, on a massacré de sang-froid ou même livré aux flammes les esclaves dont on se défiait ; mais la gravité de la situation a fait comprendre aux propriétaires intelligens que, tout en redoublant de surveillance, ils devaient aussi ménager leurs noirs et les traiter avec assez de douceur pour éloigner de leur esprit la pensée de l’insubordination. Cette douceur est surtout commandée sur les plantations isolées, où une seule famille de blancs, décimée par la guerre, est environnée par des centaines de nègres, pacifiques il est vrai, mais tous avides de liberté. Là des maîtres descendent jusqu’à flatter l’esclave pour lui persuader que la servitude est douce, et, cessant de donner simplement des ordres comme autrefois, ils daignent maintenant présenter leurs raisons. Il en est même qui consentent à octroyer un salaire à leurs noirs, et violent ainsi de manière formelle le principe et les traditions de l’esclavage ; mais ce qui contribue le plus activement peut-être à diminuer le pouvoir de l’aristocratie féodale, et par suite à rendre moins dure la servitude des noirs, c’est l’accroissement d’influence accordé aux prolétaires blancs depuis la guerre. Beaucoup plus nombreux que les planteurs, ces parias méprisés peuvent se compter sur les champs de bataille, et, comprenant désormais leur importance dans l’état, ne se laissent plus traiter en simples vassaux. Dans la convention souveraine de la Caroline du nord, ils se sont coalisés pour imposer aux propriétaires une taxe annuelle de 5 à 20 dollars par tête d’esclave. C’est là un coup sensible porté à l’institution servile, et les planteurs ne se sont pas fait faute de crier au sacrilège ;