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Dans ce coin de la Chine, où la surface plane du sol n’offre à l’œil aucune ondulation, l’aspect du paysage est monotone malgré de grands arbres qui entourent çà et là les pagodes aux toits bigarrés et ornés du dragon fantastique à cinq griffes. D’interminables rizières boueuses et fétides se succèdent à perte de vue. Dans les villes, l’uniformité des constructions et l’absence dès femmes communiquent au visiteur européen une profonde impression d’ennui, et cependant, sur la terre et sur l’eau, dans ces rues qui sont si étroites, sur ces routes qui sont des sentiers, dans ces bateaux qui cachent littéralement le fleuve, partout règne une activité incroyable. Un peu avant d’arriver à Shang-haï par le Whampoa, on aperçoit par-dessus un des nombreux coudes de la rivière les grandes mâtures des frégates amirales, puis bientôt on vient mouiller au milieu d’une centaine de bâtimens de commerce européens et de milliers de jonques amarrées vingt par vingt les unes derrière les autres. Une foule de barques admirablement manœuvrées à la godille entourent le navire, et vous conduisent à terre devant des quais monumentaux, où s’élèvent de grandes maisons européennes à plusieurs étages, qui contrastent autant avec les édifices bas et peints des Chinois que nos costumes avec les leurs.

La ville de Shang-haï, construite sur la rive gauche du Whampoa, est divisée en trois parties bien distinctes, dont chacune a sa physionomie bien tranchée. C’est d’abord la cité chinoise avec sa malpropreté nationale, ses murailles en brique, ses tours et son fossé servant de canal. Entre la ville et le fleuve, un peu vers l’ouest, s’étend le faubourg de Ton-ka-dou, où grouille une population énorme, vivant moitié sur l’eau, moitié dans ces petites maisons borgnes que l’on retrouve, toujours les mêmes, dans toutes les parties de la Chine. À l’est s’étendent les concessions françaises, anglaises et américaines, séparées les unes des autres par des arroyos navigables, que l’on passe sur ces ponts pointus en forme de toits de maisons, si communs autrefois chez nous. Chaque nation apporte dans ce coin de terre où elle est parquée ses mœurs, ses institutions, son caractère. On dirait une photographie réduite des villes d’Europe : c’est la patrie vue par le gros bout de la lorgnette. On sort de la ville chinoise, on passe un fossé, et l’on a fait six mille lieues en une minute. On retrouve sa vie habituelle : des magasins à riches devantures, des cavaliers, des amazones, des musiques militaires, des policemen ou des sergens de ville, rien n’y manque. La partie chinoise de Shang-haï est soumise à la juridiction d’un foutai, gouverneur militaire, et d’un taoulaï, chef civil. Chaque concession est régie par un consul assisté d’un conseil municipal, et la police du fleuve est faite par un capitaine de port choisi entre les trois nations anglaise, française et chinoise.