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plusieurs centaines de personnes soupaient chaque nuit chez chacun des grands pachas ; cette hospitalité, qu’offrait alors, suivant ses moyens, tout riche musulman, n’avait d’autres limites que celles mêmes du palais qui servait à la donner ; quand le sélamlik était plein d’hôtes, les nouveaux arrivans s’en allaient ailleurs. Maintenant les pachas ferment leurs portes, qui ne s’ouvrent plus qu’à quelques amis, et ils s’épargnent de la sorte une grande dépense. C’est que le contact des Européens leur a donné le goût d’un certain luxe, a créé chez eux certains besoins autrefois ignorés qui leur coûtent cher à satisfaire, et qu’en même temps ils ont vu chez nous chacun tenir sa porte close et garder sa fortune pour soi et les siens. Ils nous ont donc pris notre économie, tout en conservant leurs vices, et tandis qu’autrefois, par la force même de l’usage, ils répandaient à chaque instant autour d’eux toute la richesse qu’ils attiraient entre leurs mains, rien ne compense plus maintenant la gêne que causent au pauvre peuple leur avide improbité, leur détestable administration. De cette manière, à Constantinople surtout, la moyenne et la basse classe, dépaysées par ces brusques modifications, et ne pouvant changer aussi vite que la petite minorité qui les gouverne leur caractère et leurs habitudes, souffrent de plus en plus d’une situation où les vices héréditaires de leur état social, s’accusant chaque jour davantage, cessent d’être accompagnés de ces dédommagemens involontaires, de ces corrections tacites qu’y apportaient les mœurs.

C’est une question bien complexe et bien délicate que celle des services que l’influence européenne est appelée à rendre à la Turquie, et de la mesure dans laquelle l’esprit occidental peut agir avec fruit sur la société turque et son gouvernement. Il y a d’apparens progrès qui ne sont qu’un trompe-l’œil, qui souvent même préparent la décadence ; il y a des progrès réels et féconds qui rajeunissent et transforment. De quelle nature seront ceux que devra la Turquie à ses communications de plus en plus intimes avec l’Occident et au concours des hommes spéciaux, administrateurs, financiers, ingénieurs, qu’elle emprunte à l’Europe ? Si ce sont des esprits sensés, modérés et doués de quelque souplesse, s’ils n’arrivent pas avec des idées préconçues, s’ils tiennent compte des différences profondes qui séparent la société ottomane de nos sociétés européennes, ils mesureront leurs efforts au tempérament du peuple sur lequel ils veulent agir. Ce peuple et ce siècle, qu’ils ne sauraient arracher à lui-même et changer en un jour, ils ne s’acharneront pas à les faire entrer de force dans des cadres qui n’ont pas été faits pour eux, dans les vêtemens de nations plus robustes et plus âgées ; mais ils modifieront leurs idées et leur pratique d’après l’ensemble des conditions nouvelles où va s’exercer leur action.

Il n’y a rien là de chimérique ni même de vraiment difficile. On