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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 45.djvu/1007

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M. Auguste Cartelier, avait laissé une traduction inédite d’un discours d’Isocrate. Cette œuvre, entreprise et achevée avec une sorte de religion littéraire et qui mettait pour la première fois en français un des morceaux les plus curieux de l’éloquence grecque, méritait de ne pas périr. L’intime ami de M. Cartelier, M. Havet, professeur au Collège de France, s’est fait un pieux devoir de recueillir cette relique, et, pour la rendre plus digne encore d’être offerte au public savant, il l’a complétée par des notes, une notice et une grande introduction, mêlant son travail de plusieurs années à celui du traducteur et prenant pour ainsi dire un dernier et triste plaisir à confondre encore ses pensées avec celles de son ami. Jamais on n’a paré un tombeau avec plus de soin, de goût, de mesure, et en respectant mieux le caractère de celui qu’on veut honorer. Il y a dans cette mesure à la fois une preuve de loyauté envers le public et une délicatesse suprême envers celui dont la candeur n’aurait pas souffert la pensée qu’il pût être loué après sa mort autrement que par des vérités modestement exprimées. Si c’était ici le lieu de nous étendre sur certains détails des mœurs universitaires, ce serait pour nous une satisfaction de montrer comment ces sortes d’unions fraternelles, commencées à l’École normale, resserrées par la communauté des études et des sentimens, sont précieuses pendant la vie et même après la mort, puisque le survivant peut encore assurer à son ami un peu de cette renommée qui est souvent la seule récompense d’obscurs travaux. M. Havet nous donne à tous un exemple qui ne sera point perdu, et si nous n’insistons pas sur ce sujet, c’est pour imiter la discrétion si virile de M. Havet lui-même, et pour ne rien dire qui soit en dissonance avec cette réserve qu’il a su garder partout dans son livre, et qui est comme la pudeur de l’amitié et des regrets.

En prenant le discours de l’Antidosis pour objet d’une longue étude, M. Cartelier se laissait tenter par l’honneur de traduire le premier un texte grec découvert en 1812 par André Mustoxydis dans un manuscrit de Milan et publié par lui la même année, mais qui depuis resta peu connu, parce qu’on ne lit point ce qui n’est pas traduit. La nouveauté d’ailleurs n’était pas le seul intérêt de cette pièce d’éloquence. Comme dans ce discours Isocrate plaide pour sa gloire d’orateur à l’âge de quatre-vingt-deux ans, qu’il fait les honneurs à sa personne et à son talent, qu’il se cite lui-même, encadrant dans son plaidoyer les plus beaux morceaux de ses autres discours, il se trouve que l’Antidosis offre la fleur de son éloquence. Nous y voyons tout Isocrate, réduit, il est vrai, mais comme il voulait être vu, et pour ainsi dire paré de ses propres mains. Enfin ceux qui ont connu M. Cartelier savent ce que cet esprit, voluptueusement littéraire, trouvait de douceur dans la langue attique, dans cette perfection oratoire où l’honnêteté des sentimens est une satisfaction pour le cœur, où les raffinemens même de l’art sont une lumière pour l’esprit, où la diction est un enchantement pour l’oreille, et dont la simplicité étudiée est un défi jeté au traducteur, et par conséquent pour lui une tentation. Il a fallu bien des soins et du loisir pour rendre avec agrément en français cette éloquence paisible, qu’on se figure si ornée, et qui souvent n’est belle que de son élégante nudité. Comment faire sentir dans une langue étrangère et peu musicale les exacts rapports des mots et des choses, l’aisance dans