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Onze gouvernemens, tout compte fait, se sont succédé en France depuis soixante-quinze ans, chacun apportant sa pierre à cet échafaudage qui encombre nos libertés, chacun créant sa mesure de défense et de vengeance, née d’un accident ou d’un besoin particulier, aucun n’abolissant l’œuvre mauvaise de ses devanciers, à telles enseignes que je me demande si la loi des suspects a été expressément abrogée, ou bien encore certaine loi sur les prisons d’état qui date de 1809. — Peu importe, direz-vous ; nous n’en sommes plus là.— Soit, c’était une hyperbole ; mais nous avons encore dans toute leur vigueur et cette loi de l’an VIII qui fait le fonctionnaire inviolable ou du moins irresponsable, et la loi sur la détention des armes de guerre, et la loi dite de sûreté publique, et tant d’autres lois qui se dressent devant nous dès qu’il s’agit de se réunir, de discuter, de colporter, de correspondre, d’imprimer, d’enseigner et même de prier… Nous regorgeons, nous crevons de règlemens dès qu’il s’agit de choses qui touchent ou seulement qui effleurent les intérêts du pouvoir.

Voilà les scandales, les énormités ! Je sais bien que les gouvernemens revendiquent plus de droits qu’ils n’en exercent ; ainsi les lois de septembre ont été à peine appliquées. Quoiqu’il en soit, c’est trop qu’ils aient entre les mains un fonds de dictature légale, et qu’en un jour de colère ils puissent aller prendre dans une loi oubliée de quoi sévir à tort et à travers.

Si la France pouvait être ridicule, elle le serait par là, mais seulement par là. Qu’importe ensuite que le pouvoir central, quand vient à lui quelque affaire de commune pour un besoin d’emprunt ou d’impôt, y regarde autre chose que l’emprunt ou l’impôt, qu’ayant près de lui pour ses propres travaux des corps savans, il consulte ces corps sur la route ou la construction projetée par la commune ? Le mal n’est pas grand, ou du moins il n’est pas peut-être sans compensation. Qu’importe encore que l’état intervienne pour réglementer les rapports infinis et nouveaux qui s’élèvent chaque jour entre les citoyens, à propos d’industrie surtout, entre maîtres et ouvriers, entre gérans et associés, entre public et transporteurs ? Ici l’état ne fait autre chose que son office élémentaire d’arbitre et de justicier ; mais il empoisonne tout quand il détourne à son profit, quand il emploie et pervertit à se couvrir d’inviolabilité, lui et ses agens, les pouvoirs qu’il tient de la société pour elle-même et pour des œuvres de providence publique.

Parmi les anciens partis, il n’en est aucun qui n’ait été gouvernement à son tour, et l’on peut regretter que nul n’ait usé de son passage aux affaires pour réformer ces excès de pouvoir, ces lois malfaisantes qui infestent notre passé. L’occasion perdue reviendra-t-elle