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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 45.djvu/266

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le sentiment de sa patrie perdue, et en même temps ayant à refouler tous ses instincts, toutes ses convictions de jeunesse, s’il voulait réussir. Le vieux prince Czartoryski avait donné pour compagnon et pour guide à ses deux fils un honnête et bon homme, M. Gorski, ayant la démarche fière, le ton haut et décidé, mais gai, amusant, facile à vivre, parlant un français original et réjouissant, ayant l’art de s’insinuer et de conduire deux jeunes gens dans cette carrière nouvelle où il y avait à obtenir la restitution d’une fortune sans s’abaisser. Il fallait aller partout, visiter les personnages influens, se faire des amis, arriver jusqu’à la tsarine. L’honnête Gorski était impitoyable dans cette course au clocher à travers le monde russe, qu’il fréquentait, qu’il détestait et qu’il savait gagner par sa bonne humeur. Les deux frères, à vrai dire, n’étaient pas mal reçus à Pétersbourg, et peut-être la cour avait-elle pour mot d’ordre de faire fête à ces deux jeunes représentans d’une des premières familles polonaises venant plaider leur cause de spoliés chez les spoliateurs ; ils trouvaient d’ailleurs dans plus d’une maison les souvenirs qu’y avait laissés leur père au commencement du règne de Catherine, et le jour de leur première présentation à la cour l’impératrice elle-même arrêtait sur eux son plus doux regard en leur disant : « Votre âge me rappelle celui de votre père quand je l’ai vu pour la première fois. J’espère que vous vous trouvez bien dans ce pays. » Le fait est qu’ils ne se. trouvaient pas bien du tout à Pétersbourg ; ils se sentaient mal à l’aise en terre étrangère et ennemie ; ils souffraient de cette recherche contrainte de la faveur auprès d’hommes dont l’un, le frère du favori, le comte Valérien Zubof, avait fait la guerre de 1794 sans pitié et avait saccagé la résidence de leur famille, Pulawy, ce Versailles de la Pologne.

Tout le jour pourtant il fallait courir, se faire une attitude ; le soir seulement, quand on était sans témoins, l’impression intime éclatait. Chez le bon Gorski, c’était un vrai débordement de vertes épithètes contre ceux qu’il venait de voir, auxquels il venait de sourire : « Ah ! le lâche ! ah ! le coquin ! » s’écriait-il pour se soulager avant de recommencer le lendemain. Chez le prince Adam, c’était de la tristesse, un sentiment d’ennui profond. « Nos pensées, dit-il, se reportaient vers nos parens, nos sœurs, notre patrie ; nous réfléchissions sur nous-mêmes, sur la triste position où nous nous trouvions. » Et ce qui ajoutait à cette amertume secrète du jeune exilé en Russie, c’est qu’au moment même où il passait son temps matériellement libre du moins, obligé d’accepter des distractions, quelques-uns de ses plus dignes compatriotes, Kosciusko, Potoçki, Sokolniçki, Niemcewicz, Kilinski, étaient sous les verrous. Ils étaient là, à quelques pas, dans la même ville, à Pétersbourg ; on ne pouvait avoir de leurs