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Giovanni Aurispa, un Guarino de Vérone, un Francesco Filelfo revenait de Constantinople rapportant quelque débris antique[1]. Cette ardeur intempérante et cette passion païenne semblaient surtout exalter Florence, dont le génie paraissait se modeler sur celui du prince qui l’avait asservie. Laurent de Médicis, du palais où il venait de signer l’abolition d’un dernier vestige de liberté ou bien quelque sentence de confiscation, d’exil ou de mort, passait avec une parfaite égalité d’humeur à cette fameuse académie platonicienne qui rédigeait des litanies en l’honneur de Socrate et demandait à Rome de canoniser Platon ; il y dissertait de la vertu et de l’immortalité de l’âme. De là il se rendait au milieu d’une jeunesse perdue et en partageait les débauches, qu’il encourageait et excitait par ses chants carnavalesques (canti carnascialeschi), à la fois raffinés et obscènes. Il allait se reposer de ses fatigues dans ce fameux jardin de Saint-Marc où il avait réuni un grand nombre d’antiques ; un Benvenuto Cellini les lui interprétait, ou bien ce Michel-Ange dont il avait deviné le génie, et il achevait la journée en réunissant à sa table Ange Politien, Pulci, d’autres beaux esprits encore, à qui il récitait les vers qu’il venait de composer. Il se livrait si complètement dans ces occupations diverses que chacune semblait avoir dû être l’unique ou la principale de toute sa vie.

C’en était assez de ce brillant paganisme pour inspirer à une âme ardente et généreuse comme celle de Savonarole la pensée d’une expiation nécessaire et celle d’un suprême dévouement. Le mal qui s’offrait à ses yeux et qu’il détestait, il le combattit d’abord par son propre exemple jusque dans le cloître, où la contagion avait pénétré, puis au dehors par la plus éloquente prédication. Recueillie sur-le-champ par ses auditeurs mêmes, cette prédication peut bien aujourd’hui nous sembler étrange, entachée de mauvais goût et d’excès ; il est d’autant plus curieux de remarquer qu’elle sembla, lors de sa première apparition, timide et décolorée, parce qu’elle ne s’appuyait que sur la Bible et n’invoquait le secours d’aucune grâce mondaine. Le prédicateur à la mode était un franciscain nommé Mariano Gennazzano, dont Politien louait « la voix sonore, les paroles choisies, les.périodes harmonieusement cadencées. » Savonarole n’avait à la vérité aucun de ces mérites, et la première fois qu’il monta en chaire : « Père, lui dit un de ses auditeurs, on ne peut nier que votre doctrine ne soit bonne et utile ; mais votre exposition manque de grâce, surtout si on la compare à celle du frère Mariano. » Peu de temps après, Florence tout entière était suspendue aux lèvres du nouveau prédicateur, et, découvrant en lui par surcroît un

  1. Le premier rapporta à Venise deux cent trente-huit manuscrits, après avoir consacré à cette recherche toute sa fortune ; le second se vit enlever par un naufrage un butin pareil, et le chagrin blanchit ses cheveux.