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sur ceux qui y étaient restés. Que lui faisaient-ces menaces ? Il était sûr d’avoir conservé l’estime des deux hommes les plus importans et les plus respectés du parti, et il pouvait opposer leur témoignage à tous les emportemens des autres. Cicéron et Brutus, malgré l’ardeur de leurs convictions, ne lui en ont jamais voulu de sa conduite, et ils ont paru approuver qu’il ne se mêlât pas des affairés publiques. « Je connais l’honnêteté et la noblesse de vos sentimens, lui disait Cicéron un jour qu’Atticus avait cru devoir se défendre ; il n’y a entre nous qu’une différence, c’est que nous avons réglé notre vie autrement. Je ne sais quelle ambition m’a fait souhaiter les honneurs, tandis que des motifs qui ne sont nullement blâmables vous ont fait prendre le parti d’une honnête oisiveté. » D’un autre côté, Brutus lui écrivait vers la fin de sa vie : « Je me garde bien de vous blâmer, Atticus ; votre âge, votre caractère, votre famille, tout vous fait aimer le repos. »

Cette complaisance de la part de Brutus et de Cicéron est d’autant plus surprenante qu’ils n’ignoraient pas le mal qu’un exemple pareil pouvait faire à la cause qu’ils défendaient : Ce n’est pas seulement par l’audace de ses ennemis que la république périssait, c’était aussi par l’apathie de ses partisans. Le triste spectacle qu’elle offrait depuis cinquante ans, la vente publique des dignités, les violences scandaleuses qui avaient lieu sur le Forum chaque fois qu’on discutait une loi nouvelle, les batailles qui, à chaque élection, ensanglantaient le champ de Mars, ces armées de gladiateurs dont il fallait s’entourer pour se défendre, tous ces désordres honteux, toutes ces basses intrigues dans lesquelles les dernières forcés de Rome achevaient de s’user avaient complètement découragé les honnêtes gens. Ils s’éloignaient de la vie publique ; ils n’avaient plus de goût pour le pouvoir depuis qu’on était forcé de le disputer aux gens de violence et de coup de main. Il fallait avoir l’intrépidité de Caton pour retourner au Forum quand on y avait été reçu à coups de pierres, et qu’on en était sorti la toge déchirée et la tête en sang. Ainsi plus les audacieux entreprenaient, plus les timides laissaient faire, et dès l’époque du premier triumvirat et du consulat de Bibulus il fut évident que l’apathie des honnêtes gens livrerait la république aux grands ambitieux qui la convoitaient. Cicéron le voyait bien, et dans ses lettres il ne tarissait pas d’amères railleries contre ces riches indolens, amoureux de leurs viviers, et qui se consolaient de la ruine qu’on prévoyait en pensant qu’ils sauveraient au moins leurs murènes. Dans l’introduction de sa République, il attaque avec une admirable énergie ceux qui, découragés eux-mêmes, essaient de décourager les autres, qui soutiennent qu’on a le droit de ne pas servir son pays et de se faire une fortune