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en dehors de la sienne. « N’écoutons pas, dit-il en finissant, ce signal de la retraite qui retentit à nos oreilles et voudrait rappeler en arrière ceux qui se sont déjà avancés dans la carrière. ». Brutus connaissait, lui aussi, ce mal dont se mourait la république, et il s’est plaint plus d’une fois de la faiblesse et du découragement des Romains. « Croyez-moi, écrivait-il, nous craignons trop l’exil, la mort, la pauvreté. » Et celui à qui il écrit ces belles paroles, c’est Atticus, et il ne songe pas à lui en faire l’application ! Quel charme étrange possédait donc cet homme, quel empire exerçait son amitié, pour que ces deux grands citoyens se soient ainsi démentis en sa faveur, et qu’ils lui aient si hautement pardonné ce qu’ils condamnaient chez les autres ?

Plus on y songe, et moins on imagine les raisons qu’il pouvait leur donner pour justifier sa conduite. S’il avait été un de ces savans qui, enfermés dans leurs recherches d’histoire ou de philosophie, n’habitent jamais que le passé ou l’avenir, et ne sont véritablement pas les contemporains des gens avec lesquels ils vivent, on aurait compris à la rigueur qu’il ne participât pas à leurs luttes, puisqu’il se tenait en dehors de leurs passions ; mais on sait qu’au contraire il avait le goût le plus vif pour toutes les petites agitations et les intrigues obscures de la politique de son temps. Il tenait à les connaître, il excellait à les démêler ; c’était une des nourritures ordinaires qu’il donnait à son esprit curieux, et Cicéron s’adressait à lui de préférence quand il voulait les savoir. Il n’était pas davantage une de ces âmes douces et timides, faites pour la réflexion et la solitude, et qui ne se trouvent pas en elles-mêmes le ressort qui est nécessaire pour la vie active. Cet homme d’affaires, à l’esprit net et positif, eût fait au contraire un excellent homme d’état. Pour être utile à son pays, il n’aurait eu besoin que d’employer à son service un peu de cette activité et de cette intelligence qu’il avait mises à s’enrichir, et Cicéron avait raison de lui trouver le tempérament politique. Enfin il ne s’était pas même laissé la triste ressource de prétendre qu’il ne prenait aucun parti parce que tous les partis lui étaient indifférens, et que, n’ayant pas d’opinion formée, il ne savait de quel côté se ranger. Dans ses lettres, adressées à Cicéron et à Brutus, il avait dit cent fois le contraire ; il les avait cent fois charmés par l’ardeur de son zèle républicain. Pourtant il resta tranquille quand arriva l’occasion de servir ce gouvernement auquel il se disait si attaché. Au lieu de faire un seul effort pour retarder sa chute, il ne s’occupa qu’à n’être pas écrasé sous ses débris. Mais s’il n’a pas essayé de le défendre, lui a-t-il au moins rendu ce dernier hommage de paraître le regretter ? A-t-il témoigné de quelque façon que, quoiqu’il n’eût pas paru dans le combat, il prenait sa