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lui offrirait peu de ressources, et d’ailleurs les habitudes oisives et délicates qu’elle a contractées lui rendraient intolérables les occupations manuelles auxquelles elle devrait se condamner. Après avoir vécu de la vie de l’artiste, la voyez-vous, la belle fiancée de Corinthe, coudre des chemises ou vendre des chandelles !

À cette époque, le type de la femme perdue régénérée par l’amour était très en vogue. Goethe dans le Dieu el la Bayadère, Victor Hugo dans Marion Delorme, avaient rajeuni le sujet déjà traité par La Fontaine, et l’on se souvient avec quelle faveur il fut longtemps accueilli par le public. Walther avait plus d’une raison pour s’éprendre de cette idée dangereuse et séduisante. Il s’élevait avec force contre les préjugés cruels de la société.

— Comment ! disait-il, on s’incline avec respect devant les œuvres d’art, on leur bâtit des palais où la foule va les adorer comme des manifestions d’en haut, et on repousse avec mépris le modèle sans lequel ces chefs-d’œuvre n’eussent point été créés ! C’est ainsi qu’on voue toute son admiration à un drame, à une tragédie, et qu’on n’a que du dédain pour le comédien qui rend ce drame intelligible à la foule. Voilà donc la justice du monde !

À ces déclamations d’un cœur blessé dans l’objet de son affection, nous ne répondions rien. Comment répondre en effet sans lui dire qu’il est certaines situations équivoques qui tendent à pervertir le cœur, et que par suite le préjugé qui les frappe n’est pas sans fondement ? Nos observations eussent été plus qu’une condamnation de ses théories générales : elles l’eussent atteint à l’endroit le plus sensible de son âme. Nous ne laissâmes rien voir de nos défiances persistantes.

Depuis que Walther avait été amené malgré lui à nous faire la confidence de son fol amour, c’était le sujet intarissable de ses conversations. Il nous engagea même à le visiter dans son atelier, et nous eûmes ainsi l’occasion de rencontrer plusieurs fois son modèle adoré. Nous pûmes nous apercevoir que, s’il nous en avait fait un portrait un peu flatté, c’était cependant une femme assez remarquable. On esprit net, un caractère décidé, beaucoup de franchise et d’abandon, et cependant une fierté réservée et pudique, un certain mélange de fermeté virile et de grâce virginale, par momens de la gaîté, mais toujours tempérée par une teinte de mélancolie grave, une profondeur de vues et souvent une élévation de langage qu’on ne s’attendait pas à rencontrer dans une femme du peuple, voilà ce qui frappait au premier abord. Elle avait puisé dans ses entretiens avec les artistes une culture superficielle, mais qui avait suffi pour développer en elle un goût très délicat et qui semblait inné. Elle se vantait avec un orgueil enfantin de la froideur dont on