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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 45.djvu/699

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restons cependant en progrès sur les sujets de Louis XV, et que, bien que nous en soyons à envier la dose d’indépendance dont jouissaient nos « rivaux de gloire et de puissance sous le pouvoir discrétionnaire des juges hanovriens, » nous sommes plus dignes de la liberté qu’ils ne l’étaient à l’avènement de la maison de Brunswick. Si Montesquieu dit vrai, il y a autant d’ignorance que d’impertinence à méconnaître que nous valons et méritons mieux que les Français et les Anglais d’il y a cent quarante ans.

Mais Montesquieu peut paraître suspect ; c’est presque un homme des anciens partis. Veut-on contrôler son dire ? On n’a qu’à jeter les yeux sur l’Histoire d’Angleterre au dix-huitième siècle de lord Stanhope et sur les Essais de lord Macaulay ; on trouvera là quels étaient les vices de nos voisins à la suite des agitations révolutionnaires qui ont précédé chez eux l’établissement d’un gouvernement régulier et libre, et comment le jeu naturel de leurs institutions a lentement amélioré leurs mœurs. Quant à la société française, et à ce qu’en avait fait la « tyrannie doucereuse » de Louis XV, succédant à la dure compression exercée par Louis XIV, qu’on interroge les trois spectateurs si divers dont le concordant témoignage a été récemment publié, qu’on lise les sincères journaux laissés par le duc de Luynes, par l’avocat Barbier et par le marquis d’Argenson ; on verra là un homme de cour, un bourgeois de Paris et un homme d’état, tous trois nés sous le grand roi, tous trois morts avant le déchaînement du souffle révolutionnaire[1], tous trois imbus de l’esprit monarchique, venant, bon gré, mal gré, déposer tour à tour contre la tutelle morale d’un prince actif, impérieux et ambitieux, et contre celle d’un prince épicurien et indifférent. On apprendra là que, si la France a raison de vouloir des rois, elle a toujours tort de supporter des maîtres ; on pourra mesurer là tout le chemin que nous avions à parcourir au XVIIIe siècle pour arriver au peu que nous valons aujourd’hui, tout ce que les douloureuses leçons de la révolution et de l’empire avaient à nous apprendre, tout ce que le bienfaisant régime de la liberté régulière nous a donné, tout ce que l’abus du dangereux remède auquel nous avons eu recours dans un moment de défaillance pourrait nous faire perdre. L’homme est perfectible, mais il est non moins corruptible que perfectible ; nous avons, je crois, un égal besoin de nous rappeler aujourd’hui ces deux vieilles vérités ; nous avons un égal besoin d’être encouragés et avertis. Pour qui sait lire, les encouragemens et les avertissemens

  1. Le duc de Luynes avait vingt ans à la mort de Louis XIV. Il mourut en 1758, trente et un ans avant la révolution. — Le marquis d’Argenson avait vingt et un ans à la mort de Louis XIV. Il mourut en 1757, trente-deux ans avant la révolution. — L’avocat Barbier avait vingt-six ans à la mort de Louis XIV. Il vécut jusqu’en 1771 ; mais ses mémoires s’arrêtent en 1763, vingt-six ans avant la révolution.