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abondent dans les curieux mémoires dont nous invoquons l’autorité à l’appui de celle de Montesquieu ; mais, afin qu’on puisse peser en pleine connaissance de cause la valeur des témoignages, parlons d’abord de la personne des témoins. Montrons de quel point de vue ils ont regardé les faits, avec quel degré de sagacité ils les ont jugés et dans quelle disposition d’esprit ils les ont racontés. Les étudier, n’est-ce pas d’ailleurs une façon d’étudier leur temps ?


I

De nos trois auteurs, le plus spirituel, le plus original, le mieux placé pour bien voir, mais en même temps le plus passionné et le plus médisant, c’est le marquis d’Argenson. Lui-même l’a dit : « Je ne puis vaquer à aucune besogne qu’au bout de quelque temps le cœur ne se mette de la partie, soit pour, soit contre, soit pour les affaires, soit pour les hommes ; je m’affectionne ou je m’indigne On ne peut dans ma famille nous définir autrement que ceci : le cœur excellent, l’esprit moins bon que le cœur, et la langue plus mauvaise que tout cela. » D’ailleurs très véridique et plein de probité. « Il n’y eut jamais, dit Voltaire, plus honnête homme, aimant mieux son roi et sa patrie. » Son faible était même de vouloir à tout prix « faire du bien à sa patrie » en qualité de premier ministre, et de se croire trop souvent sur le point de le devenir : « Je vaux peu, mais je brûle d’amour pour mes citoyens, et si cela était bien connu, certainement on me voudrait en place….. Si j’étais en place, ma bonne foi me préserverait de chutes….. J’ai assez d’idées pour aller au grand bien pour unique objet, sans déférer nullement à l’intrigue. » C’est ainsi que s’exprime d’Argenson avant le temps de sa faveur ; voici ce qu’il dira quatre ans après sa disgrâce : « Matthieu Laensberg, auteur de l’Almanach de Liège, prédit ce qui suit pour le courant du mois prochain (février 1751) : « Un ministre fort élevé sera reconnu pour très ignorant et pour auteur de grands maux ; il sera renvoyé pour reprendre un ministre trop longtemps négligé. Il y a des gens qui m’en ont complimenté et dit que cela me regardait. » Il jouissait presque de la teinte de ridicule que ses généreuses illusions lui donnaient dans le monde : « On m’a fait l’honneur de dire de moi que, comme don Quichotte avait eu la tête tournée par la lecture des romans, il m’était arrivé la même chose par celle de Plutarque. » Sincèrement convaincu qu’en travaillant à « l’acheminement de sa fortune, » il le faisait avec autant « d’indifférence » pour ses propres intérêts que de « passion pour servir le roi, » il était naturellement porté à regarder comme des amis du bien public ceux qui flattaient ses pensées ambitieuses, à s’indigner patriotiquement contre les égoïstes qui songeaient à leur élévation plus