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nommé ministre, il se trouve tant de gens de ses parens qui ne l’étaient pas auparavant ! Je me suis trouvé comme cela avec mon frère : nous étions brouillés, il m’a fait quelque avance, et je m’y suis rendu facile, sa place de ministre de la guerre lui donnant beaucoup plus d’éclat et de raison que ci-devant. »

Fleury mourut enfin (30 janvier 1743). Chauvelin ne fut pas rappelé de son exil, et d’Argenson, toujours trompé dans ses propres calculs et toujours servi par son frère, parvint l’année suivante au ministère des affaires étrangères (novembre 1744). Il y apportait un esprit abondant en vues générales, une passion courageuse du bien public, des habitudes laborieuses, et toute l’instruction diplomatique qu’on peut trouver dans les livres ; mais il était entièrement dépourvu de dextérité et d’expérience comme négociateur, et, de son propre aveu, il n’entendait rien aux affaires militaires, grave inconvénient au milieu d’une guerre comme celle de la succession d’Autriche, où l’action des diplomates devait, pour être efficace, se combiner avec celle des généraux, et où la politique ne pouvait éviter d’être subordonnée aux armes qu’en se montrant capable de les diriger. Rien en lui ne l’aidait à dissimuler sa réelle insuffisance. Très hardi et très fécond dans ses méditations solitaires, il manquait dans l’action et dans la discussion d’assurance, de sang-froid et de ressources. Quand il ne se sentait pas encouragé par la bienveillance des hommes avec lesquels il traitait, il devenait embarrassé, bourru et sournois. À moins qu’il ne fût en verve, il n’avait dans le ton et les manières ni autorité ni agrément. Son langage, habituellement bizarre, pittoresque et grossier, faisait l’amusement de Paris et de Versailles, et malgré tout son esprit il passait pour un balourd entiché des rêveries pacifiques de l’abbé de Saint-Pierre, si bien qu’on l’appelait d’Argenson de la paix, quand on ne l’appelait pas d’Argenson la bête. Ainsi, sans crédit auprès du public, sans prestige en Europe, sans grande force en lui-même, sans autre appui à la cour que la bienveillance d’un roi inconstant et l’amitié d’un frère ambitieux, seul de son espèce au milieu d’un conseil composé de courtisans frivoles, railleurs et jaloux, et aussi impropre à les séduire qu’à les dominer, il se lança courageusement dans des entreprises auxquelles aurait à peine suffi un grand politique maître incontesté de la France. Il prétendit amener l’Europe à la paix, dont le roi ne voulait au fond qu’à des conditions impossibles, par un système de guerre défensive antipathique au roi, condamné par l’armée et combattu par son propre frère ; puis il voulut, malgré la haine invétérée qui éloignait l’Espagne, alors notre intime alliée, de la Sardaigne, alors l’alliée de l’Autriche, chasser l’Autriche d’Italie par un accord entre la France, l’Espagne et la Sardaigne ; enfin il rêva de soustraire la Pologne à l’influence russe en rendant