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honteux agent des plaisirs du roi ; mais après tout « son office le comportait, comme à un guerrier d’être tueur. »

Se croyant bien appuyé par l’antichambre de Louis XV et convaincu que le roi « le gardait pour de meilleures choses que l’ambassade de Portugal, » d’Argenson lâcha bientôt la bride à sa mauvaise langue et à sa mauvaise tête ; il eut des difficultés avec le cardinal sur ses appointemens ; il se plaignit d’être indignement traité ; il fit pour le roi des mémoires secrets contre la politique du premier ministre, et enfin, après avoir refusé pendant deux ans d’aller en ambassade, si l’on n’en passait par ses conditions, il apprit un beau matin, non sans colère, qu’il était révoqué. Son cadet, le comte d’Argenson, courtisan délié, spirituel, « enragé de parvenir, » grand cabaleur, mais bon frère après tout, avait fait de vains efforts pour le convaincre qu’il se fourvoyait et pour le tirer du mauvais pas où il s’était étourdiment engagé. Cadet, comme on appelait familièrement le comte à Versailles, ne se croyait pourtant pas obligé d’épouser les « sentimens et ressentimens » de son aîné au point de se brouiller avec Fleury. D’Argenson trouvait cela révoltant ; il s’indignait de la faveur dont jouissait le comte, et, le voyant moliniste et constitutionnaire, il était presque tenté de se faire parlementaire et janséniste. Cependant il ne pouvait se dissimuler que le roi, démentant toutes les espérances que les partisans de Chauvelin avaient pu concevoir, se montrait de jour en jour plus disposé à laisser le cardinal mourir aux affaires, et que l’éminence avait le mauvais goût de se « porter à miracle ; » elle « mangeait et digérait comme un crocheteur, elle se tenait des quatre heures debout sans fatigue. » C’était à inquiéter les plus patiens. Las de passer son temps à écrire de belles tirades, « dans le goût de Sénèque, » sur le résultat de ses « études pour être premier ministre, » d’Argenson se promit de ne plus rien dire d’offensant pour l’éternel distributeur des grâces royales. Il n’en essuya pas moins l’humiliation (c’est lui qui nous l’apprend) de voir son frère cadet obtenir à son préjudice l’intendance de Paris, qu’il avait fait demander pour lui-même. Par bonheur, le comte d’Argenson n’avait pu obtenir cette charge sans se brouiller avec le duc d’Orléans, dont il était le chancelier. Assez lestement remercié par le prince, il en obtint cependant que, « pour adoucir cette quitterie, » le marquis serait nommé chancelier à sa place. D’Argenson, devenu ainsi l’obligé de son heureux rival, n’en continua pas moins à le bouder et à le dénigrer, tout en l’aimant à sa manière, jusqu’au moment où le comte fut nommé ministre (1742). Ici laissons encore notre intrigant et naïf homme de bien parler sur lui-même avec cette sincérité sans pudeur qui fait le prix de ses mémoires, et qui les rend trop souvent impossibles à citer. « La Bruyère dit que le jour où un homme est